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La figure de la femme dans
la littérature persane
traditionnelle et contemporaine
Selon un regard traditionnel, l’être masculin occupe souvent une place primordiale dans la littérature ; et quand bien même l’être féminin n’y serait pas absent, sa présence sert souvent à refléter les besoins et désirs masculins. Dans un système culturel dominé par les hommes, l’image des femmes ne peut être que le reflet de la face cachée de l’être masculin. La femme, tantôt comme symbole du bien, tantôt comme celui du mal, s’est vu conférer des rôles différents et contradictoires dans la littérature persane ; la constante étant que la place de la femme dans la littérature est largement influencée par la domination masculine dans la société – réalité qui a quelque peu évolué à l’époque contemporaine. Nous donnons ici un bref aperçu sur la place de la femme dans les littératures classique et contemporaine persanes.
Selon les spécialistes, en étudiant l’histoire de la littérature persane, il est possible de distinguer cinq portraits ou rôles féminins à travers les œuvres littéraires : celui de mère, de femme-divine, de femme diabolique, de femme-victime, d’amante, et enfin de femme soumise.
C’est le portrait le plus fréquent dans la littérature du monde, celui d’une femme dont le devoir est de concevoir, d’élever, et d’aimer ses enfants. Cette figure est souvent patiente et protectrice. Parmi les figures les plus connues de la mère dans la littérature persane classique, on peut surtout citer les personnages féminins du Shâhnâmeh [1], l’œuvre épique de Ferdowsi : Tahmineh, la mère de Sohrâb ; Farânak, la mère de Fereydoun ; et Sindokht, la mère de Roudâbeh.
Dans la littérature contemporaine, les représentations données sont davantage influencées par une vision d’ordre mystique et sacrée. On voit ainsi l’apparition de la Mère-Patrie (Mâm vatan) chez les écrivains de l’époque de la Révolution constitutionnelle (mashrouteh) au début du XXe siècle [2]. En outre, selon certains poètes dont Forough [3], la femme est l’essence de la vie, de la longévité et de l’amour maternel. Certains poètes et écrivains modernistes s’inscrivent contre les idées dites "traditionnelles" de la femme. C’est le cas des œuvres d’Iradj Mirzâ [4] dans lesquels le poète défend le droit des femmes, tout en conservant des images et thématiques très classiques. Son poème la Mère insiste sur le dévouement maternel :
Ma mère, dit-on, quand elle m’eut donné la vie
M’a appris à prendre le sein
Puis pendant des nuits
Veillant auprès de mon berceau
Elle m’a appris à me reposer
L’origine de la notion femme-amante, qui apparaît plus particulièrement dans la poésie lyrique, remonte à l’antiquité où la femme occupait une place centrale dans la culture persane. La femme admirée dans la poésie lyrique est une femme-déesse qui représente le plus souvent un amour à la fois terrestre et céleste. Les fouilles archéologiques attestent qu’à l’époque préislamique, la femme iranienne jouissait d’une dimension divine ; les Iraniens de l’Antiquité vénérant des dieux féminins tels que Sepantâ, déesse de la fécondité, et Anâhitâ, déesse des eaux. La femme antique symbolisait la création, la fécondité et la prospérité.
Cette image symbolique est également présente dans les poèmes mystiques de Hâfez et Molânâ. Selon une vision mystique, la femme est un signe (aya) de Dieu. L’amour est considéré comme un élément féminin, et l’esprit comme un élément masculin. Le Shâkh-e nabât [5] de Hâfez est plutôt l’incarnation de la femme-divine dont la beauté dépasse l’humain ; dont la beauté reflète celle de Dieu. L’amour pour Dieu est ainsi à l’origine de l’amour pour la femme. Selon Sheikh Bahaï, grand théologien de l’époque safavide :
Qui n’est pas épris d’une belle femme
Ne mérite pas le nom d’être humain
Une poitrine vide de l’amour des belles
Est un vieux sac usé plein d’os
Le thème central des Huit livres (Hasht Ketâb) du poète Sohrâb Sepehri [6] est aussi la femme. Ses poèmes expriment une quête de la femme idéale, pure, sacrée et inaccessible. La femme imaginée de Sohrâb devient concrète lorsqu’il rencontre la poétesse Forough Farrokhzâd.
Le pouvoir satanique des femmes a été abordé par bon nombre de poètes et écrivains iraniens. Selon Rahi [7], la femme est un être diabolique et maléfique dont la ruse effraye l’homme :
Le serpent est meilleur en amitié qu’une femme
L’épine est bien meilleure que cette fleur si fraîche
La femme chaste n’est pas moins douée et rusée
Que la femme infidèle
Dans la littérature de l’époque classique, on peut voir de nombreux exemples de la misogynie chez les poètes et écrivains. Sa’di, Nâsser Khosrow, Sanâï, Anvâri et Khâghâni, qui comptent parmi les grandes figures de la littérature traditionnelle, représentent la femme comme une source de corruption, de malheur, et de tous les événements funestes.
Faites que la femme et les dragons disparaissent
Et que l’univers se débarrasse de ces deux êtres impurs (Ferdowsi)
Quand Dieu peignait l’image de la fidélité et de la tendresse
On cassa sa plume arrivant au nom de la femme (Nezâmi)
La meilleure femme du monde
Ne mérite pas le pire des hommes
Celui qui se laisse aller à l’amour d’une femme
Mérite d’être décapité (Anvâri)
Aujourd’hui, l’évolution du rôle socioculturel de la femme iranienne a produit un changement de sa représentation dans la littérature contemporaine, où la misogynie est, sinon moins présente, moins formulée en des termes aussi explicites.
Au cours de l’histoire humaine, les femmes ont parfois été sacrifiées pour garantir la paix. Dans le Shâhmâmeh de Ferdowsi, on peut relever plusieurs exemples de la tradition du sang de la paix (khoun-e solh) qui cherchait à apaiser les tensions et à unir les peuples : le mariage arrangé de Roudâbeh, Manijeh, Soudâbeh et Faranguis garantit l’armistice et la paix entre leurs peuples. Ces femmes victimes n’étant pas maîtresses de leurs destins, ne pouvaient être admirables qu’en se sacrifiant. Dans la littérature contemporaine, la femme-victime se révèle plutôt être une femme au foyer prisonnière des tâches domestiques. Selon cette vision, l’être féminin est surtout victime des conditions socioculturelles.
Dans la littérature moderne persane, on peut voir l’apparition d’une figure de femme-amante très humaine, accessible et terrestre. Très loin de la femme-divine des mystiques, cette femme se révèle surtout dans les œuvres de certains poètes modernistes dont Forough Farrokhzâd et Ahmad Shâmlou [8]. La poésie de Forough donne une image particulière de la femme. Elle révèle les désirs et les émotions féminins longtemps reniés et refoulés :
J’ai péché dans le plaisir
Près d’un corps tremblant et évanoui
Dieu ! Je ne sais ce que j’ai fait
Dans ce lieu solitaire, sombre et muet
Toutefois, dans les poèmes de Shâmlou, la femme-amante (nommée Aïdâ) est également dotée d’une dimension divine ; elle est donc pieuse dans l’amour :
Ta présence est paradisiaque
Et justifie la fuite de l’enfer
Sources :
Amin, Hassan, « Zan dar adabiât-e fârsi » (La femme dans la littérature persane), publié in Hâfez, n 21, 2005.
Foulâdvand, Leylâ, La femme poétique (Image de la femme chez les poètes persans), mémoire de master II d’Histoire de l’Art, Université Pierre Mendès, Grenoble, 2007.
Rezâï, Mahnâz, « La femme dans la littérature classique persane », publié in La Revue de Téhéran, No. 37, décembre 2008.
[1] Le Livre des Rois est un poème épique composé de plus de 60 000 distiques écrits par Ferdowsi aux alentours de l’an 1000.
[2] La Révolution constitutionnelle de l’Iran contre la dynastie qâdjâre a débuté en 1905. Elle eut pour conséquence la fondation d’un parlement en 1911.
[3] Forough-e Farrokhzâd (1935-1967) est une poétesse et réalisatrice contemporaine dont les œuvres ont contribué à un renouveau de la poésie persane.
[4] L’un des descendants de Fath-Ali Shâh qâdjâr, Iradj Mirzâ (1847-1926), fut un poète moderniste iranien.
[5] Littéralement “branche de sucre” ou “branche de vie”, c’est le titre générique de l’Amant dans l’œuvre de Hâfez.
[6] Sohrâb Sepehri (1928-1980) fut un grand peintre et poète contemporain.
[7] Rahi Mo’ayyeri (1909-1968) est un poète contemporain connu pour ses poèmes lyriques.
[8] Ahmad Châmlou (1925-2000) est l’un des grands poètes iraniens du XXe siècle.