N° 48, novembre 2009

Avicenne, le grand nom du savoir persan, sa vie et ses œuvres


Afsaneh Pourmazaheri


Avicenne, par Mortezâ Kâtouziân

« Mon père vient de Bactres. Sous le roi Nouh Ibn-e Mansour, fils de Mansour le samanide, il alla s’installer à Boukhara, ville renommée de l’époque. Il était juge et commença à exercer dans un petit village nommé Khormeytân. Il tomba amoureux de Setâreh, une fille du village voisin, Afshenah, et l’épousa aussitôt. Ce fut au cours d’une nuit de l’été 980 que je vins au monde. » [1] Ces paroles sont d’Abou Ali al-Hossein ibn Abdallâh ibn Sinâ, connu sous le nom d’Avicenne, grand philosophe, médecin et érudit de la Perse du XIe siècle. Il les confia à son disciple et protecteur Abou Obeyd Djowzdjâni qui fut la personne la plus proche d’Avicenne pendant les dernières années de sa vie. Abou Obeyd prit soin, à ce titre, de conserver consciencieusement les moindres détails concernant le parcours savant et la vie privée du Sheikh. « On m’appela Hossein. Peu après [ma naissance] nous nous rendîmes à Boukhara où mon père me confia à un maître qui fut chargé de m’apprendre le Coran et la littérature. Suite à mes premières leçons, je me suis initié à la religion sous la surveillance d’un homme pieux nommé Abdollah. Très tôt la logique et la géométrie vinrent s’ajouter à la liste de mes spécialités. Mon maître, al-Natili, insistait pour que je me consacre uniquement aux études, et il en faisait part inlassablement, à mon père. Lorsqu’il quitta Boukhara, je me lançais dans l’étude de la théologie et peu après, la médecine ne tarda pas à me captiver. » [2] C’est ainsi qu’Avicenne, connu à travers le monde entier notamment pour ses contributions dans le domaine de la médecine, se pencha très tôt et avec assiduité sur les œuvres de ses prédécesseurs. Il la pratiqua relativement tôt, recevant notamment un grand nombre de patients mais également d’autres médecins venant lui demander conseil. [3] Il manifesta également un intérêt marqué pour la philosophie et la logique. C’est ainsi qu’il en vint à s’intéresser à la Métaphysique d’Aristote. Au bout de sa quarantième relecture, il connaissait par cœur tous les propos d’Aristote sans en avoir compris le sens. Au bord du désespoir, il tomba sur un marchand ambulant qui lui conseilla de consulter un commentaire de la Métaphysique réalisé par Abou-Nasr Al-Fârâbi [4], grand philosophe musulman de la génération précédant celle d’Avicenne. « Dès mon retour, j’ai lu le livre d’Al-Fârâbi, suite à quoi toutes les phrases d’Aristote que je connaissais par cœur ont pris sens. C’était en l’an 1008 et j’allais avoir 17 ans. » [5] A l’âge de 18 ans, Avicenne fut convoqué au chevet de Nouh, fils du roi Mansour, dont la maladie était jugée incurable par les médecins les plus éminents du pays. Guéri grâce aux traitements dispensés par Avicenne, Nouh permit à ce dernier, à titre de remerciement, de consulter sa bibliothèque autant qu’il le souhaitait. Cela lui permit de découvrir des centaines d’ouvrages dont il ignorait l’existence, et de s’atteler à la lecture d’un grand nombre d’entre eux. [6] Après la mort de son père, il voyagea à Khârezm et commença la rédaction de quelques ouvrages. Plus tard, il se rendit à Gorgân où il fit la connaissance de son disciple le plus fidèle, Abou Obeyd Djowzdjâni : « Je l’ai rejoint pour le servir et je ne l’ai jamais quitté », précise Abou Obeyd. « Il m’a beaucoup appris et m’a confié la rédaction et parfois la relecture de quelques unes de ses œuvres. Il ne s’installa pas définitivement à Gorgân et prit le chemin de Rey, puis de Qazvin, et plus tard, il fit route vers Hamedân. Il accepta le poste de Vizir gracieusement proposé par le gouverneur de Hamedân, Shams-o Dowleh Deylami. C’est pendant son séjour à Hamedân qu’il rédigea son chef-d’œuvre, le Qânoun [Canon de la médecine]. Il y entama également, suite à mon insistance, la rédaction de sa deuxième grande œuvre, le Shifâ’. » [7] Cependant, après la mort de Shams-o Dowleh et l’arrivée au pouvoir de son fils, Avicenne fut accusé de trahison et emprisonné quatre années durant. Ce fut pendant cette période difficile qu’il rédigea trois de ses livres. Une fois libéré, il se rendit à Hamedân en compagnie de son frère et d’Obeyd Djowzdjâni. Peu après, ils se rendirent à Ispahan où ils furent accueillis à bras ouvert par le gouverneur Alâ-o-Dowleh. Celui-ci avait préalablement entendu parler du génie d’Avicenne, et ne manqua pas de profiter de sa compagnie. Quant à Avicenne, il acheva à Ispahan la rédaction de son ouvrage majeur, la fameuse Métaphysique du Shifâ’, qu’il avait commencé durant son séjour à Hamedân.

Avicenne prend le pouls de l’un de ses patients

En l’an 1037, il tombe malade alors qu’il accompagne Alâ-o-Dowleh dans un voyage à Hamedân, et meurt dans la même ville. A Hamedân, son mausolée accueille depuis cette époque d’innombrables visiteurs venant des quatre coins du monde. D’après George Sarton [8], il demeure jusqu’à aujourd’hui le plus connu et le plus renommé des savants de l’islam, toutes confessions confondues. Sa bonne humeur reste légendaire, d’autant plus qu’elle ne l’empêcha guère, bien au contraire, de critiquer avec ardeur ses adversaires. Parmi ses disciples, certains comme Abou Obeyd Djowzdjâni, Abol-Hassan Bahmanyâr, Abou Mansour Tâher Esfahâni et Abou Abdollâh Ahmad Ma’ssoumi devinrent de grands érudits. Ils appelaient leur maître "Sheikh al-Ra’is" ou « troisième maître » après Aristote et Al-Fârâbi. Avicenne se considérait particulièrement redevable d’Al-Fârâbi. Comme ce dernier, il fut un temps un partisan acharné de la philosophie aristotélicienne. Cependant, il s’éloigna ensuite de plus en plus de la pensée d’Aristote au profit de la philosophie de Platon et de celle de Plotin. A la fin de sa vie, il rédigea Al-Mantiq al-Mashriqiyyin (la Logique Orientale), ouvrage symbolique qui rend clairement compte de ses dernières orientations intellectuelles et de son intérêt pour la théosophie. Cet ouvrage, compilation de vingt-huit mille questions, fut perdu au cours du sac d’Ispahan en 1034. Il n’en reste aujourd’hui que le prologue, dont la teneur révèle à elle seule les convictions profondes et le cheminement philosophique d’Avicenne. En se limitant à ce seul prologue, on constate à quel point le parcours d’Abou Ali, digne représentant de la philosophie orientale, le lie intellectuellement à son maître Al-Fârâbi.

Avicenne fut le premier à réunir sous forme encyclopédique tous les problèmes de la philosophie abordés jusqu’à son époque. Il est l’auteur de 450 ouvrages dans différents domaines : la logique, la linguistique, la poésie, la physique, la psychologie, la médecine, la chimie, les mathématiques, la musique, l’astronomie, la morale, l’économie, la métaphysique, la mystique et la théologie, avec une prépondérance des ouvrages consacrés à la philosophie et à la médecine. Compte tenu de la situation politique, la langue officielle et savante de l’époque du Sheikh était l’arabe, ce qui explique pourquoi la majorité des œuvres d’Avicenne furent écrite dans cette langue. Toutefois, il n’en rédigea pas moins près d’une vingtaine d’ouvrages en persan, notamment l’Encyclopédie ’Alâ’i et le Traité du Pouls. Il traduit également des œuvres grecques dont celles d’Hippocrate, de Galien et d’Aristote. C’est notamment grâce à Avicenne et à d’autres savants de son époque que les ouvrages helléniques ont traversé l’histoire et qu’ils furent de nouveau traduits, réutilisés, et souvent réactualisés en Occident médiéval.

Les œuvres d’Avicenne sont en grande partie réunies dans Al-Monsifât d’Avicenne, qui comprend 131 manuscrits et 111 autres copies dont l’attribution à Avicenne demeure à vérifier. Parmi les ouvrages attribués à Avicenne dans Al-Monsifât les plus remarquables sont notamment Al-Majmou’ (المجموع) en un tome, Al-Hâsil wa al-Mahsoul (الحاصل و المحصول) en vingt tomes, Al-Barr wa al-Ithm (البرّ و الاثم) en deux tomes, Al-Shifâ’ (الشفاء) en dix-huit tomes, Al-Qânoun fi al-Tibb (القانون فی الطب) en dix-huit tomes, Al-Irsâd al-Kolliyyah (الارصاد الکلیة) en un tome, Al-Insâf (الانصاف) en vingt tomes, Al-Najâh (النجاة) en trois tomes, Al-Hidâya (الهدایة) en un tome, Al-Ishârât (الاشارات) en un tome, Al-Mokhtasar al-Owsat (الاوسط) en un tome, Al-’Alâ’i (العلائی) en un tome, Al-Qoulandj (القولنج) en un tome, Lisân al-’Arab fi al-Lugha (لسان العرب فی اللغة) en dix tomes, Al-Adwiyyat al-Qalbiyya (الادویة القلبیة) en un tome, Al-Mowjiz (الموجز) en un tome, Ba’d al-Hikmat al-Mashriqiyya (الحکمة المشرقیة) en un tome, Bayân Zhawât al-Jaha (بیان ذوات الجهة) en un tome, Al-Ma’âd (المعاد) en un tome et Al-Mabda’ wa al-Ma’âd (المبدأ والمعاد) en un tome.

Il a également écrit de nombreux traités en persan et en arabe, réunis dans Al-Monsifât, dont Al-Qadâ’ wa al-Qadar (القضاء و القدر), Fi al-Alat al-Rasadiyya (فی آلات الرّصدیة), Al-Mantiq bi al-Shi’r (المنطق بالشعر), Qasâ’id fi al-’Uza wa al-Hikma (قصائد فی العظة و الحکم), Risâla fi No’out al-Mawâdi’ al-Djadaliyya (رسالة فی نعوت المواضع الجدلیة), Risâla fi Ikhtisâr Oqlidus (رسالة فی اختصار اقلیدس), Risâla fi Mokhtasar al-Nabd (رسالة فی مختصر النبض), Risâla fi al-Hudoud (رسالة فی الحدود), Risâla fi al-Ajrâm al-Samâwiyya (رسالة فی الاجرام السماویة), Al-Ishâra fi ’Ilm al-Mantiq (الارشاد فی علم المنطق), Aqsâm al-Hikma (اقسام الحکمة), Al-Nihâyya (النهایة), Hayy Ibn Yaqzân (حی ابن یقظان), ’Uyoun al-Hikma (عیون الحکمة) et Inna ’Ilm Zayd gheir ’Ilm ’Amrû (انّ علم زید غیر علم عمرو).

Avicenne en train d’enseigner, dessin issu de Afsânehâ-ye Bou ’Ali Sinâ de M. Sobhi Mohtadi

Erudit interdisciplinaire, Avicenne apporta des contributions décisives dans les domaines qu’il aborda (la classification qui suit reprend certains ouvrages précités). En philosophie, il nous a laissé des ouvrages majeurs dont le Shifâ, Najâ, Al-Ishârât wa al-Tanbihât et des récits mystiques comme Hayy Ibn Yaqzân. En mathématiques, il a rédigé des livres remarquables tels que Zâvieh, Oqlidus, ’Ilm Hiy’at, et Jâme’a al-Badâye’ ; dans le domaine scientifique, Ibtâl Ahkâm al-Nujoum, Al-Ajrâm al-Alawiyya wa Aqbâb al-Barq wa al-Ra’d, et Al-Nabât wa al-Haywân ; en médecine Qânoun, Al-Adwiyya al-Qalbiyya, Daf’ al-Madâri’ Al-Kolliyya, Al-Abdân al-Insâniyya, Qolandj, Siyâsat al-Badan wa Fadâ’il al-Sharâb, Tashrih Al-A’dâ, et Al-Aqziah wa Al-Adwiyya ; et en musique, Jawâmi’ ’Ilm al-Mousiqi, Al-Madkhal ’ala Sinâ’at al-Mousiqi, Lawâhiq, Dâneshnâmeh-ye ’Alâ’i, et Aqsâm Al-’Oloum sont classés parmi les chefs-d’œuvre d’Avicenne connus dans le monde entier et édités à de nombreuses reprises dans différentes langues. Avicenne était non seulement doué en matière de sciences, mais aussi dans le domaine artistique. En matière de musique, il fut théoricien et considéré comme le fondateur de la science de l’harmonie. Il rédigea plusieurs poèmes en persan et en arabe. Pourtant, l’ouvrage le plus connu d’Avicenne reste sans doute son Qânoun ou Canon d’Avicenne, une encyclopédie regroupant tous les principes des sciences médicales traditionnelles de son époque, à savoir l’anatomie, la sémiologie médicale et la pharmacologie. Son Qânoun comprend cinq parties dont la première, intitulée "Kolliyyât", est la plus dense et la plus complexe. Avicenne y évoque les quatre éléments naturels, le feu, le vent, l’eau et la terre, et leur rapport avec le tempérament humain. La seconde partie, "Adviatah Al-Mofradah", concerne les médicaments et les vertus des plantes pharmaceutiques. La troisième partie met en lumière les caractéristiques des maladies connues en son temps, tandis que la quatrième approfondit sa description des différentes maladies et propose certains remèdes.

Cet ouvrage comptait parmi les fondamentaux de la médecine enseignés dans les universités en Orient et en Occident jusqu’au XVIIe siècle, notamment à l’Ecole de Médecine de Montpellier jusqu’en 1650. Il était également l’ouvrage de référence des médecins. Il fut traduit en latin dès la fin du XIIe siècle et demeura l’un des livres les plus connus en Europe durant tout le Moyen-âge. On y découvre entre autres idées notables la classification d’Avicenne, regroupant les quatre organes principaux du corps humain à savoir le cerveau, le cœur, le foie et l’organe de reproduction dont les trois premiers constituants furent attribués à Platon. George Sarton écrit ainsi à ce propos : « Le Qânoun d’Avicenne a dépassé l’Al-Hâvi de Rhazès et même les oeuvres de Galien, et a régné sur le monde de la médecine pendant six siècles. »

Bibliographie :

1. Brown, Edard, Pezeshki-e Eslâmi (Médecine Islamique), Trad. Radjab-Niâ Mas’oud, 6e éd. Elmi va farhangui, 2004.

2. Khorâssâni, Sharafoddin, Ebn-e Sinâ (Avicenne), ensemble d’articles réunis dans Dâ’erat-ol-Ma’âref-e bozorg-e eslâmi (La Grande Encyclopédie Islamique) sous la supervision de Bodjnourdi, Seyyed Kâzem, 1991.

3. Mazliak, Paul, Avicenne et Averroès. Médecine et Biologie dans la civilisation de l’Islam, Vuibert/Adapt, 2004, 250 p.

4. Sartion, George, Moghaddameh’y ar Târikh-e Elm (Introduction à l’Histoire de la Science), Trad. Sadri-Afshâri, Gholâmhossein, éd. Elmi va farhangui, 2004

Notes

[1Farhat, Eghbâl, Zendegi-Nâmeh Abou Ali Sinâ (Biographie d’Avicenne), éd. Bâstân, Téhéran, 2006.

[2Ibid.

[3Ibid.

[4Philosophe musulman turc de confession chiite, né en 872 en Iran et mort à Damas en 950. Il est qualifié de « second maître », après Aristote.

[5Farhat, Eghbâl, Zendegi-Nâmeh Abou Ali Sinâ (Biographie d’Avicenne), éd. Bâstân, Téhéran, 2006.

[6Ibid.

[7Ibid.

[8George Alfred Leon Sarton, historien belge né en 1884 et mort en 1956 à Cambridge. Historien des sciences américaines, on lui doit plusieurs classiques de l’histoire des sciences. Il est également considéré comme l’instigateur du développement de l’histoire des sciences aux États-Unis.


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