N° 29, avril 2008

La fête de Norouz ou l’éloge de la joie


Rouhollah Hosseini


Le monde est profond, plus profond qu’aucun ne peut le dire. Son malheur est profond. La joie est plus profonde encore que le chagrin. Le malheur dit : va t-en ! Mais, la joie veut toute l’éternité. Elle veut profondément l’éternité abyssale.

Frédéric Nietzsche

Norouz est évidemment la fête iranienne la plus joyeusement célébrée depuis un temps mythique, situé par la plupart des historiens à l’époque de Djamshid, le roi perse qui fit la joie de son peuple en montant au ciel debout sur son char [1]. Dans la conception zoroastrienne, Norouz symbolise la fin de la saison d’Ahriman, l’hiver, et annonce l’arrivée de la saison d’Ormuzd, l’été, et coïncide avec le printemps, qui apporte un souffle nouveau au monde, à la vie. Elle évoque en ce sens le bonheur du recommencement et la joie de vivre, qu’on essaie de rendre éternel dans des formules jubilatoires : "Que tu voies cent ans les mêmes années !", "Que tu vieillisses !" "Bonne année !", …

La fête de Norouz est notamment marquée par le sentiment de joie, cette grande vertu de l’existence sans laquelle la vie serait insupportable. La grande valeur accordée à la joie dans cette fête comme dans bien d’autres montre aussi qu’elle est associée aux autres aspects universels de l’activité humaine. Notons que la joie peut être prise en divers sens ; ici cependant, on la comprend au sens plein du terme, en tant que manifestation du bonheur, de la béatitude, et de cette satisfaction qu’éprouve la conscience existante. L’homme est en vie et il prend plaisir à sa vie.

Baruch Spinoza, Portrait de 1665 tiré de la Herzog-August-Bibliothek

La joie est pour ainsi dire l’expression du bonheur, lequel forme la grande aspiration de l’homme depuis la nuit des temps. Le même bonheur constitue l’accomplissement de la fonction de l’homme, et il est, pour un Aristote, non seulement la fin de l’éthique mais aussi la fin de la politique, car la cité juste est heureuse. Toute l’histoire de la philosophie, on le sait, est traversée par cette question du bonheur.

Le bonheur et la joie possèdent également un sens très fort dans le langage religieux, en tant que réponse jubilatoire surgie du cœur croyant devant la révélation du divin et en tant que participation à la vie divine, joie en elle-même. Dans la conception religieuse, la joie éternelle est définie en tant que fin des voies de Dieu ; le message de toutes les religions est que le royaume de Dieu est paix et joie. L’importance de la question semble ainsi acquise ; l’enjeu de la joie est décisif et premier.

Aussi, étudier la joie - le bonheur, le plaisir - pourrait-il nous aider à répondre à plusieurs questions concernant l’existence et l’expérience humaines : l’homme se fait et se définit dans son rapport avec ce sentiment.

La joie constitue le fondement de l’éthique d’un philosophe comme Spinoza, pour qui le désir d’agir et de vivre heureusement est à l’origine même de l’essence humaine ; elle est en effet source d’harmonie et de paix non seulement pour l’individu mais aussi pour la société : la joie est en ce sens amour, et de soi-même et de l’univers. En effet, contrairement au sérieux, qui exclut et qui ne permet pas le contact, la joie cherche le contact et entend par son effet contagieux surmonter l’exclusion de l’autre. Le rire qu’elle provoque peut aller ainsi à l’encontre de la raison excluant dans presque toutes ses manifestations : norme, ordre, autorité, etc. Cette considération instructive nous ramène au Moyen-âge en Europe, au temps où la foule vivait au rythme de l’église, considérée comme l’unique instance autoritaire inspectant et réglant la vie des individus sous tous ses aspects. A l’époque, la fête de Noël passait pour la première, à savoir la plus grande des réjouissances populaires [2] ; le peuple s’en servait pour, entre autre, exprimer son désir de joie de vivre mais aussi son horreur du pouvoir absolu et impitoyable des rois qui ne rêvaient qu’à la guerre.

Printemps en Iran, village de Dehnou,Yasoudj

De son côté, Nietzsche met en place une nouvelle valeur, voire une nouvelle morale à partir de la joie. Toute sa philosophie peut être considérée comme une lutte acharnée contre la pulsion de mort et le triomphe de la tristesse, lesquelles vont à l’encontre de la vie. Cette dernière, définie chez lui en termes d’affirmation, de positivité et de joie, est exaltée dans sa richesse. A ce même titre, nous accédons chez le philosophe à la figure de Dionysos, dieu joyeux qui remplace le Dieu judéo-chrétien de la tristesse. Nietzsche ne veut plus apercevoir la vie à travers les "sentiments noirs", mais l’éprouver entièrement dans la joie. Cette dernière est en effet à l’origine de sa réflexion sur toutes les manifestations de la création artistique, telle que la musique ou la danse. Elle constitue pour ainsi dire l’essence de la création et de l’art. Dans cette optique et en revalorisant la joie et ses manifestations dont le plaisir et le rire, des fêtes telles que Norouz peuvent être conçues comme fondatrices de l’existence.

L’ambiance joyeuse des fêtes nous rappelle, répétons-le, la vie et l’amour, cette noble aspiration de l’âme, qui reste peut-être la seule issue pour l’homme face à la mort. Les fêtes sont aussi une occasion pour partager l’amour. Norouz, par sa nature verte, par son air doux et son animation, a pour tâche de nous rappeler la vie, le monde et la paix. Elle nous apprend en effet que la vie vaut d’être vécue, que le monde est plein de beautés, et qu’il y a le printemps qui nous attend toujours après l’hiver.

Notes

[1Askar Bahrâmi, Les fêtes iraniennes, Ed. Bureau de recherches culturelles, Téhéran, 2005.

[2Il est ainsi attribué au rire une fonction subversive dont discute Bakhtine dans son estimable ouvrage, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge.


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