N° 150, mai 2018

La fête de Tirgân :
Journée nationale du mont Damavand


Babak Ershadi


Statue d’Arash l’Archer au palais-musée de Saad-Abâd (Téhéran)

Les montagnes sont des sources d’inspiration, de guérison et de renouvellement dans presque toutes les cultures anciennes et actuelles. Depuis que le monde est monde, les montagnes semblent dominer l’univers des hommes. Elles s’élèvent jusqu’au ciel et incarnent, aux yeux de tous les peuples, le lien avec le sacré. Dans l’imaginaire collectif des peuples, le sommet d’une montagne est le lieu de rencontre entre le ciel et la terre. Il est aussi parfois considéré comme le centre du monde. Il est tantôt la demeure des dieux, tantôt la prison des démons. D’en haut, le sommet d’une montagne est comme le centre du monde. D’en bas, il est vu comme l’axe de l’univers et une pente à gravir. Cette puissance magique nourrit depuis toujours la mythologie des peuples anciens. Des monts mythiques et sacrés sont nombreux dans presque tous les pays. [1] Au-delà de sa valeur mythique et historique, un mont peut s’élever, dans certains pays, jusqu’à devenir un symbole national : le mont Fuji pour le Japon, le mont Ararat pour le peuple arménien ou le mont Damavand pour l’Iran. Il est intéressant de rappeler que depuis 82 ans, le mont Damavand a figuré à plusieurs reprises au verso des billets de banque iraniens. L’image du mont Damavand a été reproduite sur le verso des billets de banque de 1000 Rials dans les séries de 1936, de 1944 et de 1948, puis au verso des billets de 10 000 Rials dans la série de 1992.

Une affiche de la fête de Tirgân (journée nationale du mont Damavand) en 2016, organisée à Rineh (province du Mâzandarân), la ville la plus proche du mont Damavand.

Aujourd’hui, la montagne élargit son champ sémantique et s’associe aux concepts variés. Elle est surtout au centre d’une approche environnementale et écologiste. Suivant cette logique, le mont Damavand fait officiellement partie de la liste du patrimoine naturel du pays depuis 2008. Mais la journée nationale du mont Damavand est un peu plus ancienne. L’idée de la journée nationale du mont Damavand est apparue en 2004, lorsqu’un groupe de militants écologistes a décidé d’élaborer un projet pour protéger l’écosystème dont fait partie le mont Damavand et sensibiliser l’opinion publique au sujet de la protection de l’environnement naturel iranien.

Le mont Damavand au verso d’un billet de 1 000 Rials, série de 1936.

Cette initiative a été saluée tout de suite par les ONG de protection de la nature et les associations d’alpinisme. Un an plus tard, en 2005, le 13 Tir (4e mois du calendrier iranien, correspondant au 4 juillet) a été désigné Journée nationale du mont Damavand. La date n’a pas été choisie au hasard, le 13 Tir étant la date de la fête ancienne de Tirgân de l’ancien calendrier iranien. 

 

Le mont Damavand au verso d’un billet de 1 000 Rials, série de 1944.

Les fêtes de Tirgân

 

Tirgân est l’une des nombreuses fêtes de l’ancien calendrier perse et zoroastrien. Parmi les grandes fêtes du calendrier ancien, il existe douze fêtes par an marquant chacune une coïncidence entre le mois et le jour du même nom. Tirgân est la quatrième de ces fêtes correspondant au quatrième mois de l’année iranienne. Il faut rappeler que dans l’ancien calendrier perse et zoroastrien, chaque jour des douze mois de l’année avait un nom particulier.

Le calendrier perse zoroastrien est un calendrier solaire de 365 jours divisé en douze mois de 30 jours, plus 5 ou 6 « jours volés » ajoutés à la fin du dernier mois. Il faut d’abord connaître les noms des douze mois (mâh) de ce calendrier ancien. Ce calendrier antique est la source principale du calendrier officiel de l’Iran, d’autant plus que les noms des mois de ce calendrier ont été retenus pour désigner les douze mois du calendrier moderne de l’hégire solaire.

La fête de Tirgân est célébrée le jour de Tishtar (Tir), treizième jour du mois de Tir (le 4 juillet). Pour les zoroastriens, les cérémonies de cette fête peuvent durer une dizaine de jours. Comme Norouz (21 mars), Mehrgân (8 octobre) et Sadeh (30 janvier), la fête de Tirgân était l’un des événements les plus importants du calendrier zoroastrien et perse. Pour expliquer les origines de la fête de Tirgân, on fait souvent recours à deux récits de la mythologie iranienne.

Le mont Damavand au verso d’un billet de 1 000 Rials, série de 1948.

Le premier récit fait référence à Tir (Tishtrya en avestique et Tishtar en persan moyen) qui désigne Sirius, l’étoile de la pluie dans la mythologie iranienne. Sirius est l’étoile principale de la constellation du Grand Chien. Vue de la Terre, Sirius est l’étoile la plus brillante du ciel. La divinité (ou concept) de Tishtrya apparaît dans les textes tardifs de l’Avesta et il est certain, pour les chercheurs, qu’il est d’origine indo-européenne. Dans un hymne de l’Avesta (repris par Ferdowsi dans le Shâhnâmeh (Livre des Rois), Tishtrya est impliqué dans une lutte cosmique contre le démon Apaosha (Antarès, l’étoile de la sécheresse). Selon le récit mythologique, Tishtrya (Tir) apparaît sous la forme d’un cheval blanc, et combat le démon qui, au contraire, a pris la forme d’un cheval noir terrifiant. Apaosha prend le dessus sur Tishtrya qui a été affaibli par le manque de prières suffisantes et de sacrifices de la part des humains. Après une deuxième défaite, la divinité fait appel au Seigneur de la Sagesse, Ahura Mazda, qui est alors intervenu en offrant un sacrifice à Tishtrya. Infusé de la puissance apportée par ce sacrifice, Tishtrya réussit à vaincre Apaosha dans le troisième combat et ses pluies purent couler dans les champs et les pâturages assoiffés de sécheresse.

Le mont Damavand au verso d’un billet de 10 000 Rials, série de 1992.

Le deuxième récit mythologique des origines de la fête de Tirgân lui associe l’histoire d’Arash, personnage mythique dont le nom est également cité dans l’Avesta. C’est à travers ce récit mythologique que la fête de Tirgân trouve ses liens avec le mont Damavand. Le texte le plus ancien qui mentionne la légende d’Arash est le texte avestique de Tishtar Yasht (Hymne de l’étoile de la pluie). Dans ce texte, le nom d’Arash est présenté sous forme d’« Erekhsha ».

« Nous sacrifions à Tishtrya, l’étoile brillante et glorieuse, qui vole vers la mer Vourukasha, aussi rapidement que la flèche a traversé l’espace céleste qu’Erekhsha, l’archer rapide, l’Aryen parmi les Aryens, dont la flèche était la plus rapide, tira du mont Khshaotha au mont Hvanvant.

Ahura Mazda lui apporta son aide, et l’Amesha-Spentas et Mithra, le Seigneur des grands pâturages, lui indiquèrent le chemin […] pour son éclat et sa gloire, je lui offrirai un sacrifice qui vaut la peine d’être cité. » (Tishtar Yasht, hymne IX ; 37-38)

 

Statue d’Arash l’Archer dans le village de Saryazd (province de Yazd)

« Vourukasha » (Farakh-Kart en moyen persan) serait une mer mythique située près des montagnes d’Alborz, présentant un tiers des eaux de la Terre. Pour certains chercheurs, elle correspondrait à la mer Caspienne. Erekhsha ou Arash est l’archer légendaire aryen (iranien) dont la flèche fut la plus rapide. Il tira une flèche du mont Khshaotha (inconnu pour les chercheurs) vers le mont Hvanvant (Damavand). Le texte avestique n’indique pourtant pas les détails de ce récit légendaire. Mais essayons d’identifier les éléments de base du récit avestique. Ce que nous apprenons de la seule et unique référence avestique à Arash (Erekhsha) est la suivante : Erekhsha est le meilleur archer parmi les Aryens, un grand guerrier. Son acte le plus notable est son tir mémorable qui, en provenance d’une montagne, finit par arriver à une autre, traversant une grande distance. Enfin, nous apprenons que ce tir décisif est allé si loin grâce à l’aide d’Ahura Mazda et de Mithra. Ces éléments avestiques sont néanmoins très importants, car ils apparaissent dans divers récits ultérieurs de la tradition sassanide, mais aussi dans des textes en persan moderne et en arabe. Ce qui est le plus important est que le récit avestique se caractérise par une absence quasi totale d’un « contexte » permettant de situer l’exploit impressionnant d’Arash. C’est à travers des récits ultérieurs que nous apprenons qu’Arash tira cette flèche comme condition d’un traité de paix entre l’Iran et le Touran2, là où la flèche atterri allait marquer la frontière entre les deux nations.

Statue d’Arash l’Archer, à Mahdi-Shahr (province de Semnân)

Les textes en pahlavi et en moyen persan qui nous parviennent de l’époque sassanide permettent de mieux établir le « contexte » de l’histoire d’Arash et de son tir mémorable. Plusieurs variantes de la légende ont en commun ceci : intervient une grande guerre et un siège de l’Iran par les armées du Touran, commandées par le roi Afrâsiyâb. Le nom de ce dernier a été cité également dans l’Avesta où il est présenté comme l’ennemi des zoroastriens, menaçant, voleur et bandit. Un accord est conclu entre Afrâsiyâb et le roi de l’Iran, Manoutchehr. Pour humilier les Iraniens, Afrâsiyâb donne aux Iraniens la possibilité de démarquer la frontière par un tir de flèche. C’est là qu’intervient dans la légende Arash, le meilleur archer parmi tous les Aryens. Les différentes versions de la légende s’accordent plus ou moins à dire qu’Arash tira sa flèche du haut d’une montagne dans ou près du Tabarestan, une région ancienne de l’Iran qui s’étendait au sud et au sud-est de la mer Caspienne, correspondant aux provinces actuelles du Guilan et du Mazandéran et une petite partie du Turkménistan actuel. C’est surtout dans les versions tardives de la période islamique que le mont Damavand est cité comme l’endroit où Arash tira sa flèche. La flèche atterrit quelque part à l’est, très loin vers Oxus (Amou-Daria), Balkh (ancien Bactres), etc. Plus tard, le calendrier perse et zoroastrien fixa la légende au jour du Tirgân (treizième jour du mois de Tir) étant donné que le récit d’Arash (Erekhsha) est cité dans le texte avestique de Tishtar Yasht, hymnes dédiés à cette divinité (ou concept) du zoroastrisme.

Statue géante d’Arash l’Archer à Boroujerd (province du Lorestan)

Mais ce qui serait frappant pour ceux qui connaissent les versions plus modernes d’Arash, c’est le sort de ce héros légendaire. Arash ne meurt pas après avoir tiré sa flèche dans les textes anciens. Dans ce sens, le récit d’Arash devient héroïque, victorieux et festif. Or, dans les versions plus récentes, comme celle de Biruni (973-1052), Arash met toute sa vie dans sa flèche et meurt après l’avoir tirée. Selon certaines versions de la légende, Arash avait même présagé sa mort, ce qui donne à son action la valeur d’un sacrifice. Ainsi, le récit perd de son effet de surprise qui était pourtant fort dans les versions anciennes basées sur le texte avestique (qui ne mentionne pas non plus la mort d’Erekhsha). La légende d’Arash devient donc triste et tragique dans ses versions tardives. Le récit moderne d’Arash retient cette version tragique. La fête de Tirgân célébrée aujourd’hui par les zoroastriens commémore ainsi la fin tragique d’Arash et son sacrifice. Aujourd’hui, Arash l’Archer est un héros national mythologique pour les Iraniens. Symbole légendaire du « défenseur de la patrie » et de « libérateur », ses nombreuses statues sont installées dans de nombreuses villes et villages d’Iran.

    Notes

    [1Sadr, Mostafâ, Les montagnes de légende, traduit par Kohandani, Fatemeh, in : La Revue de Téhéran, n° 34, septembre 2008, pp. 8-11, accessible à : http://www.teheran.ir/spip.php?article795#gsc.tab=0 Dans l’Avesta, le mot apparaît pour désigner les ennemis des zoroastriens. Apparemment, il y aurait, selon la logique avestique, des liens généalogiques entre les deux groupes. Les linguistes croient que l’adjectif persan « Turya » (en opposition à « Arya ») pourrait désigner les « Turcs ».


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