N° 154, septembre 2018

« Bonjour, Monsieur l’Ecrivain »*


Traduit par

Zahra Hadjibâbâï


L’écrivain s’assit derrière son bureau et prit son stylo-plume. Une goutte d’encre tomba de la pointe du stylo sur la feuille. La goutte bougea et le héros de l’histoire en sortit, alla se poster entre deux lignes et dit : « Bonjour, Monsieur l’Ecrivain ».

L’écrivain dit : « Bonjour », puis il demanda : « Pourquoi es-tu debout ? »

« Que dois-je faire ? »

« Tu dois maintenant prendre le revolver sur la table et tirer trois coups de feu sur le vieil homme paralytique qui, dos à toi, contemple, de la fenêtre, le jardin. »

« Mais je n’en ai pas l’intention. »

Un sourire d’étonnement plissa les lèvres de l’écrivain :

« Tu n’en as pas l’intention ? C’est toi qui dois décider ? Le récit doit avancer de cette façon. » Le héros dit : « Non ».

L’écrivain était toujours étonné : « Pourquoi ? »

Et il ricana :

« Tu penses peut-être que c’est mesquin ? »

« Non. »

« Alors pourquoi ? »

« Je ne le tuerai pas parce que ce n’est pas moi qui ai décidé de le tuer, c’est ta décision. Désormais, je fais ce que je veux. »

L’écrivain s’adossa au dossier de la chaise et alluma un cigare. Il avait le sentiment d’un père confronté pour la première fois à la désobéissance de son jeune enfant. Sûr d’être en position de pouvoir, il s’amusait. Il dit : « C’est la loi. Depuis toujours, les écrivains décident et les personnages du récit agissent sur cette base. Tu ne peux pas désobéir à cette loi. »

Le héros haussa les épaules :

« Je n’ai pas écrit cette loi. On n’a pas non plus demandé mon avis quand on l’a écrite. Je ne suis donc pas obligé de la respecter. »

L’écrivain souffla la fumée de son cigare vers le plafond. La vague ébauche d’un sourire moqueur jouait sur ses lèvres. Il dit : « Supposons que tu aies raison. Tu me dois bien cela. Si je ne t’avais pas créé, tu serais maintenant ici. » Il désigna son stylo-plume. Son sourire était plus clair : « Tu ne peux pas le nier. »

Le héros dit : « Non, je ne le nie pas, mais… »

L’écrivain l’interrompit : « Il n’y a pas de “mais“ qui tienne, tu es ma créature et tu dois vivre comme je le veux. »

L’écrivain commençait à se fâcher. Le héros marchait sur la feuille. Ses pieds noircis d’encre laissèrent des taches noires sur la feuille. L’écrivain cria : « Que fais-tu ? »

« Tout ce que j’aime. »

L’écrivain se leva et alla vers l’étagère des livres. Il y prit un livre, puis un autre livre et encore un autre. Il dit : « Fais attention, dans tous ces livres, les héros sont soumis à l’écrivain. L’écrivain décide pour eux et finit l’histoire comme il en a envie. »

Le héros vint du papier à la table et dit : « Cette histoire est différente. Elle doit se terminer comme je le veux. »

Il prit l’arme et tira. Une forte douleur remplit la cage thoracique de l’écrivain. Il se tint le cœur. Il se courba et tomba sur les genoux. Il demeura quelques instants dans la même position, puis il tomba à terre. Le héros alla au-dessus de la tête de l’écrivain et lui prit la main. Il hésita un peu, puis il la laissa. La main, molle et sans vie, retomba par terre. La désobéissance du héros et le meurtre de l’écrivain déclarent symboliquement la mort de l’auteur théorisée par Roland Barthes. Ensuite, le héros alla à grands pas vers la fenêtre et tira trois coups de feu sur la cervelle du vieil homme qui contemplait encore, de la fenêtre, le jardin.

* Hakimi, Zohre, « Rûz bekheyr, âghâye nevisandeh » (Bonjour Monsieur L’Ecrivain), nouvelle extraite du recueil Ahle hich djâ (Habitant de nulle part), Téhéran, éd. Niloufar, 2004.

 


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