N° 156, novembre 2018

Hassan le Chauve,
le premier film musical du cinéma iranien


Saeid Khânâbâdi


Photos : Scène de Hassan Katchal (Hassan le Chauve)

La plupart des historiens du cinéma estiment que le Septième art est né le 28 décembre 1895, avec la première projection publique du film "La Sortie de l’usine" des frères Lumière à l’hôtel Scribe de Paris. Mais certains de ces historiens ne mentionnent pas que ce jour-là, ces inventeurs du cinématographe ont demandé à un pianiste de jouer quelques morceaux lors de la projection du film. La musique accompagne donc le cinéma depuis sa naissance. L’art du cinéma, dès la première génération des films muets, est strictement rattaché à la musique. Pourtant, la présence de la musique dans les œuvres cinématographiques varie d’un film à l’autre. Dans certains films, la musique se résume à une bande musicale de fond qui se juxtapose aux images et séquences. Mais dans d’autres, par exemple dans les comédies musicales, la musique s’impose comme un facteur majeur dans l’enchaînement des faits. Certains films traitent un thème en rapport avec la musique, par exemple la biographie d’un musicien ou d’une chanteuse. Mais au-delà de ces classifications techniques et thématiques, le poids de la musique dans le cinéma varie également par rapport à l’appartenance d’un film donné à un genre précis. De ce point de vue, les films du genre musical sont les plus dépendants à la musique. En outre, le recours à la musique dans les films est aussi une affaire de style et de goût personnel des réalisateurs.

Dans le cinéma iranien, le réalisateur Ali Hâtami (1944-1996) est un de ces réalisateurs dont les films présentent une importante musicalité. La musique traditionnelle d’Iran occupe une place de choix dans les films de ce réalisateur renommé. Dans certaines de ses œuvres, la musique iranienne est au cœur de la création artistique. Certains des films de Hâtami sont construits autour d’une thématique musicale, comme le drame historique de Delshodegân qui raconte l’histoire de musiciens et compositeurs iraniens de la fin de l’ère qâdjâre. Ce film est mis en valeur par une musique créée par Maître Hossein Alizâdeh avec la voix du grand chanteur iranien, le Maître Mohammad-Rezâ Shajariân.

Outre ces films cristallisés autour d’un sujet en rapport avec la musique, Hâtami produit aussi des films hybrides qui sont des œuvres cinématographiques en même temps que des performances musicales. Citons Bâbâ Shamal et Hassan Katchal (Hassan le Chauve) à ce propos.

Hassan Katchal, qui est d’ailleurs le premier film de ce réalisateur, est l’un des rares films iraniens, avant et après la Révolution islamique, à exprimer toutes les caractéristiques formelles, techniques et thématiques des films du genre musical. En réalité, selon les critiques du cinéma iranien, cette expérience créative de Hâtami est tout simplement le premier film iranien du genre musical. Et l’on peut même aller encore plus loin pour dire que ce film, malgré de beaux films musicaux d’autres réalisateurs, est demeuré le seul et dernier film iranien à refléter complètement les caractéristiques de ce genre. Mais quels sont les critères d’un tel jugement ? Est-ce que les films Chapeau rouge, La cité des souris, Le voleur des poupées et tant d’autres films du cinéma de jeunesse, ou même des films plus audacieux comme le politique Maxx ne se classifient pas dans le genre musical ? Oui et non. Oui, parce que ces films très applaudis par le public étaient accompagnés de scènes musicales et de chansons qui, dans certains cas, ont pu toucher la mémoire collective de la société iranienne. Et non, parce que d’après la définition exacte du genre musical, dans un film de ce genre, la musique ne constitue pas un élément secondaire ou un facteur d’accompagnement. Dans les films musicaux, la musique et la chanson doivent être des éléments narratifs de premier plan dans le développement du récit. La musique et les dictions chantées s’imposent, dans ces films, comme des éléments-clés dans le procès de la narration des faits, et non simplement comme un simple élément de décoration ou de rythme. Dans le genre musical, comme dans le film Hassan Katchal d’Ali Hâtami, la musique, la danse et la chanson racontent l’intrigue et ne se contentent pas de les suivre passivement. Presque tous les dialogues du film Hassan Katchal sont des chansons et des paroles versifiées écrites par Hâtami lui-même. Mais dans les autres films iraniens que nous venons d’évoquer, les scènes musicales peuvent facilement être supprimées sans rien réduire de la structure narrative du film.

 

Sorti en 1970, Hassan Katchal ou Hassan le chauve est le premier long-métrage réalisé par Ali Hâtami alors âgé de 26 ans. Le film montre bien la créativité cinématographique et littéraire de son jeune réalisateur et son admiration pour la culture et l’art folkloriques d’Iran. Hassan, interprété par Parviz Sayyad dit Samad, est le fils d’un riche joueur de trompette qui meurt de honte d’avoir un fils chauve. La famille sombre dans la misère. La mère, interprétée par Hamideh Kheyrâbâdi dite Nâdereh, travaille durement pour nourrir ses enfants. Hassan le chauve, lui, ne sort pas de la maison parce que les autres se moquent de lui. La mère décide donc de monter un plan pour le faire sortir de la maison et se réconcilier avec la société. Le plan fonctionne et Hassan sort de la maison. Il se balade dans la ville et entre dans le marché. Il y observe la vie dynamique et chaleureuse des commerçants qui travaillent en dansant. Il arrive ensuite vers un jardin où il entend la voix féerique d’une jeune fille qui chante. Hassan tombe amoureux d’elle. Cette jeune fille – dont le rôle est interprété par Katâyoun Amir Ebrâhimi -, est tenue captive dans un jardin enchanté par le talisman d’un démon. Elle se nomme Tchelguiss qui signifie la fille « aux quarante chevelures ». Ce nom donne l’impression d’une opposition fondamentale entre la belle amante et son amoureux chauve. Hassan le chauve veut la libérer et ne se décourage pas en entendant son histoire. Dans un hammam, il rencontre un djinn qui lui ressemble et promet de l’aider. Mais en contrepartie, le djinn lui demande sa vie. Follement amoureux de Tchelguiss, Hassan accepte. Mais il précise qu’il ne sait rien des femmes. Le djinn lui présente alors la prostituée de la ville, Tâvous (la paonne). Mais Hassan n’est pas séduit par la prostituée et s’enfuit de chez elle. Après quoi, il dit au djinn qu’il veut apprendre la poésie en vue de composer des chants pour son amante. Le djinn l’envoie alors chez un poète. Mais Hassan ne s’entend pas non plus avec le poète-commerçant car celui-ci compose des poèmes seulement pour s’enrichir. Le djinn décide alors d’envoyer Hassan le Chauve voir Hossein le Chauve. Hassan cherchait un ami fidèle et chauve comme lui-même à qui il puisse faire confiance. Mais il découvre que Hossein n’est pas vraiment chauve. Il se fâche avec lui, et ce dernier se moque de sa calvitie. Hassan décide donc à la place de devenir fort pour affronter le démon du jardin. Le djinn l’envoie alors chez un champion. Mais Hassan découvre que les champions du monde réel sont différents des héros des contes de fées qui tuent les démons et les dragons. Mais malgré cela, il veut quand même combattre le démon, malgré les mises en garde de sa bien-aimée. Il demande au djinn de lui donner le verre contenant la vie du Démon. Hassan se rend chez le démon-loup, casse le verre de sa vie et le transforme en bélier. Hassan et Tchelguiss se marient. Le lendemain de leur mariage, afin de respecter sa promesse, Hassan va au cimetière pour offrir sa vie au djinn. Mais ce dernier laisse Hassan en vie. Le djinn disparaît pour toujours et Hassan et Tchelguiss commencent leur vie commune.

Dans ce film, nous voyons que toutes les étapes de l’intrigue sont sous-tendues par la musique et la chanson, qui jouent un rôle de premier plan. Le père de Hassan est un musicien. Hassan tombe amoureux de son amante sans la voir, en l’entendant simplement chanter. Il veut ensuite devenir poète pour pouvoir chanter pour elle. Et le jour où il va avec sa mère demander la main de la jeune femme à son père exigeant, c’est sa mère qui, en chantant, réussit à convaincre ce dernier.

Yadollah Shirandami (à gauche), Hamideh Kheyrâbâdi (au centre) et Parviz Sayâd (à droite) dans une Scène de Hassan Katchal (Hassan le Chauve, 1970).

La musique de ce film a été composée par trois musiciens connus d’Iran : l’Arménien Varoujan Hakhbandian – un des fondateurs de la pop iranienne -, Esfandiyâr Monfared Zâdeh et Babak Afshâr – deux compositeurs traditionnels. Cette musique doit aussi son dynamisme au jeu du tonbak du Maître Amir Bidariân Nejâd (1932-1995). Dans le film, nous sommes aussi confrontés à quelques passages où les acteurs font du play-back sur des chansons déjà existantes. Deux chansons romantiques de la célèbre chanteuse Ahdieyh Badiee sont interprétées pas Tchelguiss. Deux chansons du chanteur Korous Sarhang Zâdeh aussi sont incluses dans le film, par exemple dans la séquence où Tchelguiss poursuit son amoureux jusqu’au cimetière. Hâtami profite également des mélodies populaires familières pour le public iranien. Par exemple la scène du mariage de Hassan et Tchelguiss est soutenue par la célèbre ritournelle Mobârak bâd (Joyeux), omniprésente dans les cérémonies d’amour iraniennes.

La musique du film Hassan Katchal présente, dans l’ensemble, les caractéristiques de la musique qâdjâre. Un fait qui représente la nostalgie du réalisateur pour l’art de cette époque. Dès le commencement du film, Hâtami se présente comme un artiste attaché aux traditions de son pays. Pour débuter ce film - et sa carrière cinématographique -, Ali Hâtami fait allusion à la voix d’un narrateur ambulant de Shahr-e Farang (Cité de Farang). Le shahr-e farang était un appareil de diffusion d’images très populaire de l’époque qâdjâre. L’opérateur montrait des images des villes européennes et racontait des histoires pour chaque image. D’habitude les conteurs de shahr-e farang racontaient pour leurs clients des récits fabuleux et invraisemblables pour expliquer les images de leur appareil. Hâtami nous dit ainsi que son film est un prolongement des chants de ces narrateurs ambulants de shahr-e farang des rues de l’ancien Téhéran. Dans le prélude de Hassan Katchal, la méthode narrative du conteur - le défunt acteur Mortezâ Ahmadi - suit le modèle de la narration des naqqâls  - les conteurs traditionnels – du Livre des Rois.

En général, la littérarité de ce film d’Ali Hâtami impressionne les passionnés du cinéma. Cette littérarité, qui est un élément majeur et marquant dans toute sa filmographie, s’oriente dans le film Hassan Katchal vers la littérature folklorique et les contes de fées de la culture iranienne. Hâtami exprime déjà cette tendance dans les pièces dramaturgiques qu’il compose avant de se lancer dans le monde du cinéma. Les chansons folkloriques et populaires d’Iran sont largement exploitées dans plusieurs parties du film Hassan Katchal - dans les jeux collectifs d’enfants et plus remarquablement dans la séquence où Hassan et sa mère vont chez le père de Tchelguiss pour la demander en mariage notamment. Une longue chanson dont la composition et les licences poétiques peuvent facilement être étudiées sous un angle littéraire, commence par un dialogue en poésie prosodique entre la mère de Hassan et le père de Tchelguiss. La mère offre des cadeaux pour demander la main de la fille, mais le père les refuse. Cette chanson populaire commence par ces mots :

" Mère : Nous avons apporté du pain et du fromage. Nous avons emmené votre fille !

Père : Le pain et le fromage gardez-les. Nous ne vous donnons pas la bru !"

Ce processus d’offre et de refus se répète une vingtaine de fois. À la fin, la mère de Hassan se fâche et veut partir, mais une chanson mélancolique de Tchelguiss change l’ambiance et oblige le père à accepter la demande. Cette littérarité folklorique est un des points forts de ce film d’Ali Hâtami. Mais le génie de Hassan Katchal ne se résume pas seulement à cette dimension. Ce film s’appuie tout autant sur les arts plastiques musicaux : la danse, la mise en scène, le ballet, une certaine théâtralité. En ce sens, une des meilleures séquences du film est celle où Hassan traverse le bazar de la ville. Les commerçants et les artisans travaillent en dansant. Le boulanger pétrit la pâte en suivant un rythme. Les vendeurs chantent et dansent pour faire la publicité de leurs marchandises. Le client du coiffeur s’assied et se lève, en suivant les pas et gestuelles de la danse iranienne. Dans cette séquence du marché, nous apprécions aussi la performance d’une équipe de danseuses. Ce sont les ballerines professionnelles du groupe du ballet national de Pârs (créé en 1966). Les danses de cette partie sont dirigées par Abdollâh Nâzemi. Une des caractéristiques de la danse des ballerines dans ce passage consiste à leur recours au beshkan iranien – une sorte de castagnettes avec les doigts. Dans le film Hassan Katchal, c’est uniquement dans cette séquence que nous voyons de la danse collective. Ces danses suivent des modèles typiquement iraniens, sauf dans les moments où l’équipe des danseurs et des danseuses effectue des mouvements rappelant le ballet russe - ce qui rappelle aussi que les premiers maîtres de l’art du ballet en Iran étaient des professeurs russes et arméniens.

Dans ce film, Hassan ne danse pas. Le réalisateur veut mettre en relief la culture naïve et non-éduquée de ce protagoniste qui reflète plutôt une bonté naturelle et innée, loin des mondanités. Hassan veut simplement pouvoir danser avec son amante dans le jardin. Tchelguiss ne danse pas non plus ; mais issue d’une famille riche, elle se comporte de manière noble et éduquée, et sait excellemment chanter. Contrairement à elle, Hassan n’a pas une voix souple et entraînée.

 

La séquence du bazar se termine par le chant gnostique d’un derviche. Ce dernier entre en scène en chantant et tous les danseurs s’immobilisent. Le derviche marche au milieu des protagonistes figés et chante un sublime poème du Cantique des oiseaux d’Attâr. Le choix de ce poème par Ali Hâtami est très significatif, ce dernier étant toujours considéré comme le poète du cinéma iranien. Le sens de ce poème d’Attâr est complexe et métaphorique, sans commune mesure avec les chansons populaires des autres séquences. Ce chant de derviche révèle l’importance de la musique, mais cette fois-ci une musique de l’âme, une musique empruntant à la création divine. Une musicalité qui fait se figer les musiques de ce monde. Ce derviche à l’habit blanc de pureté physique et métaphysique marche solennellement à travers les ballerines, les danseurs et les marchands. Son chant d’une langue soutenue et sa voix épique masquent les autres voix. Hassan abandonne les autres au marché et suit le derviche – comme si il ne se laissait pas séduire par les beautés passagères de ce monde terrestre et préférait suivre le chemin de la musique de la vérité. Et cela n’est-il pas exactement la mission originelle de l’art de la musique ? Le mot musique n’est-il pas initialement dérivé du nom des muses grecques, ces filles de Zeus, qui chantent des chants divins ? La vraie musique suit les rythmes de la nature. La vraie musique possède une origine céleste. Ali Hâtami, pour transmettre ce message, s’abstient humblement et laisse la parole à Attâr, le grand gnostique persanophone, qui dit dans ces merveilleux distiques :

 

"خه خه ای موسیچه موسی صفت
خیز و موسیقار زن از معرفت
کرد از جان مرد موسیقی شناس
لحن موسیقی ز خلقت اقتباس"

 

Ô toi, musicien pieux comme Moïse

Lève-toi et joue la musique de la sagesse.

L’homme connaisseur de musique,

nourrit celle-ci de sa vie et de la Création.

 


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