N° 59, octobre 2010

L’Orange et le Citron


Fereshteh Molavi
Traduit par

Sylvie M. Miller


Il ne fait ni soleil ni pluie.

Sur un banc du jardin public, ma tortue et moi faisons face au bassin et regardons la lumière des jets d’eau.

Je sais qu’au dessus de moi l’orme vert étend ses bras et que plus haut, le ciel est bleu.

Des enfants passent en criant à tue-tête leur chanson et, surprise, ma tortue les suit des yeux ; mais moi je ne veux qu’écouter ce que murmurent les jets d’eau.

« J’ai toujours craint pour mes yeux. Maintenant toi… »

Dès que maman me disait ça, il se mettait à pleuvoir et elle ravalait ses mots ; ou est-ce la pluie qui les lavait ?

Lorsque j’avais encore mes yeux, lorsqu’il n’y avait rien de moins que la lumière devant moi, je ne me retournais pas.

J’ignore quand et où j’ai perdu mes yeux. Mais, m’endormir : je n’aimais pas, car ça m’empêchait de voir.

Quand la lumière disparut et que le noir m’isola, je ne voyais plus qu’en rêves ce qu’il importait de voir. Ainsi, la nuit, je plongeais dans les jours ensoleillés ; les matins avaient perdu leurs bruits plaisants et familiers.

Ce puits est tellement sombre, étroit ! On y tombe et tout à coup, le cœur se noie, les pieds tâtent pour le fond.

On se débat en s’enfonçant, on crie, on griffe la vase noire qui recouvre les parois, mais on ne trouve pas le fond. On tombe, on tombe, le cœur se noie…

Prenant mes mains devenues froides dans les siennes, Maman disait : “ Ton rêve était-il si terrible ?”

“اa n’était pas un rêve”

« Mais ton histoire était terrible »

« اa n’était pas une histoire »

Me réveiller, chaque jour, me replongeait dans un puits sombre et étroit. En m’y enfonçant, mon cœur, soudainement, se noyait. Je me débattais, criais, je griffais la vase noire qui recouvrait les parois, mais ne trouvais ni le fond ni la perle qui s’enlisait. On ne reprend jamais pieds. Ce puits sombre n’a pas de fond, ce puits étroit ne s’arrête pas. Alors, laisse-moi aussi me perdre dans l’obscurité.

« Mais si tu te perds dans le noir, je resterais toute seule »

Dès que maman disait ça, la pluie se mettait à tomber.

« Peut-être que la pluie pourra laver cette obscurité »

Mais la pluie n’éclairait rien, elle ne faisait que mouiller ma voix et lui donner froid.

« Je suis seule dans ce puits noir »

« J’y resterai, près de toi »

Sa voix était un vent brûlant sur des racines enfouies.

Et le temps passait ainsi, ni au soleil ni à la pluie.

Assise sur la margelle du puits, Maman tressait des histoires en une corde qu’elle tenait par un bout dans une main et tendait l’autre vers ma main.

« Chaque soir, Shéhérazade, la conteuse d’histoires, inventait une autre fable qu’elle jetait au fond du puits de la nuit pour ramener le matin après le noir. Ne veux-tu pas toi aussi faire une corde de tes histoires ? »

Mais ce noir, ce froid, ces lampes, ces jambes qui ne tiennent pas…

« Et pourquoi le prince Bijan est-il tombé dans le puits ? »

Il voulait aller se battre contre les sangliers sauvages. Cela, je le savais déjà.

Mais comment Bijan avait-il pu ressortir du puits ? Grâce à la force de Rostam.

« Mais non, c’était grâce à l’amour de la princesse Manijeh. »

La voix de mère était une brise qui dissipait la poussière levée par les sangliers.

Mais ce puits profond et noir n’a pas de fond.

On s’y enfonce sans pouvoir s’y retenir, sans que vos pieds trouvent le fond.

« Sais tu que la terre est ronde ? Ignores-tu que toute histoire qui commence par un début finit aussi par une fin ? »

J’aimerais voir que la terre est ronde, savoir comment elle s’est galbée pour obtenir son arrondi.

« Regarde ce que j’ai pour toi ! »

« Mais maman, comment pourrais-je ? »

« Tu peux le voir avec mes yeux. »

« Je ne veux pas voir avec tes yeux. »

« Tu peux voir avec tes mains. Ouvre-les grandes devant toi ! »

Dans une main j’ai une orange, dans l’autre j’ai un citron vert ! L’homme de la fable a enduré plusieurs combats pour sauver la fille qu’un charme emprisonnait à l’intérieur de l’orange.

Cette nuit là, je rêvais que l’orange, dans ma main, grossissait de plus en plus. Laissant tomber le citron, j’entoure l’orange des deux mains. Je les avance, les recule, cligne des yeux sans arrêt : c’est qu’il y a tant de lumière à l’intérieur de mes mains ! Mais comment s’en assurer ?

« Es-tu vraiment une orange ? »

« Entre tes mains, je suis l’orange mais je suis le Soleil au ciel. Non, je suis le Soleil dans tes mains et je suis l’orange au ciel. Qu’est-ce que ça change ? »

« Rien, tant que je suis dans le puits, orange, Soleil, ciel ou main ne font aucune différence. »

Je lance l’orange vers le ciel. Le Soleil vient dans le puits et souriant, il me dit :

« Je sais que tu ne veux pas voir avec les yeux des autres, mais peut-être voudras-tu mettre les lunettes du Soleil ? »

Le jour suivant, le réveil au son des bruits matinaux me fit m’enfoncer dans un puits sombre et étroit. Je continuai de m’enfoncer jusqu’à ce que j’atteignis l’autre côté de la terre. J’y trouvais une orange en haut, j’y trouvais un citron en bas.

Je retournais dans le puits et remontais jusqu’à l’entrée, où ma mère m’attendait.

« Tu vois, je suis arrivée à toucher le fond du puits. »

« Le fond du puits ? Tu as vraiment fait tout le long ! Le citron n’est pas une fable avec un début et une fin ! Maintenant, ouvre tes mains et vois ce que j’y mets pour toi. »

“Est-ce une nouvelle histoire ?”

اa n’était pas une histoire, mais une tortue.

Quand vint la nuit, l’Orange-Soleil se glissa entre mes rêves et me dit : « Je t’ai apporté les lunettes pour que tu voies ta tortue. »

Le jour suivant, le réveil au son des bruits matinaux me renvoya dans mon puits, en compagnie de ma tortue. Au début, je refusais de devenir son amie, mais comme nous nous enfoncions toutes les deux dans le noir, je me rappelai mon rêve et la main sur sa carapace, je me mis à la caresser. Je faisais tout pour qu’elle me parle, mais sans succès : elle était intimidée.

« Tout lui semblait sombre et étroit car elle refusait de sortir sa tête de sa carapace. ’Petite tortue, laisse ton cou s’allonger hors de ton trou !! Ne veux-tu pas voir l’orange, ne veux-tu pas voir le citron ?’ »

« Tu as donc appris à inventer des histoires. »

Maman se mit à rire ici, mettant un terme à la pluie.

« Mais pourquoi ne veux-tu pas me parler ? », lui demandais-je. « N’es-tu pas la même tortue qui fit la course avec le lièvre et qui finit par gagner ? »

Sortant de sa carapace, ma tortue avança son cou et répondit avec douceur :

« Seules les tortues savent l’histoire véritable des tortues. C’est l’homme qui a inventé la fable dont tu me parles. Oui, je suis bien la tortue qui a couru avec le lièvre, mais je n’ai pas gagné la course. »

Il était une fois une tortue qui, comme les autres tortues, avançait si lentement, lentement, très lentement et elle savait qu’elle ne pourrait pas se mesurer au lièvre.

« Et, ensuite ? »

« Quand le lièvre vint lui dire “Allez, viens, faisons la course”, la tortue fut terrifiée. C’est vrai que tout ce qu’elle voulait, cette petite tortue craintive, c’était avoir du courage et le pied leste comme un lièvre. Mais, petite comme elle était, comment pouvait-elle espérer que le lièvre ferait le petit somme qu’on connaît ?... »

Jour après jour, nous descendîmes dans le puits où la solitude n’était ni sombre ni étroite et ma tortue me raconta la vraie version de son histoire.

« …Lorsque la course s’arrêta, c’est le lièvre qui gagna. Mais la petite traînarde n’était pas triste. Elle n’avait plus à se soucier ni du lièvre au leste pied ni de la course. Elle voyait une lumière qui brillait dans le lointain et n’avait plus peur de rien. »

Il ne fait ni soleil ni pluie.

Sur un banc du jardin public, ma tortue et moi faisons face au bassin et regardons la lumière de ses jets d’eau. Elle a allongé son cou pour écouter mon histoire :

« …L’orange étant tout là haut et le citron tout en bas, j’ai demandé à maman : « Maman, où sont passés mes yeux ? »

Il se remit à pleuvoir et la pluie mouilla ma voix.

Le Prince Bijan étant tombé au fond du puits, la Princesse Manijeh, devenue Amour, s’assit aux côtés de l’obscurité.

L’orange offerte par maman devint le Soleil du ciel.

Le Soleil du ciel devint une orange qui tomba et s’enfonça dans le puits.

Le puits continua ainsi jusqu’à ce qu’il atteignit l’autre côté de la terre.

La petite tortue solitaire m’a fait partager son secret et maintenant, on est amies. »

Les enfants passent en chantant à tue-tête leur chanson. Ma tortue dit :

« Et, ensuite ? »

« Ensuite… l’Ange des nuages relie le soleil à la pluie, par un pont de sept couleurs qui fait passer le Soleil dans le murmure des jets d’eau. Je m’engage sur ce pont, prends ses lunettes au Soleil pour voir clairement ma tortue dans le puits sombre et étroit. »

« Et ensuite ? »

« Et ensuite… je ne sais pas. C’est à toi de raconter. Moi, je vais me concentrer sur ce que chantent les enfants. »


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1 Message

  • L’Orange et le Citron 19 novembre 2010 18:44, par sylvie m miller

    Rectificatif : Ce très beau texte est l’oeuvre de Fereshteh Molavi. Je n’en suis que l’adaptatrice. Signé : Sylvie M. Miller

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