N° 59, octobre 2010

A propos d’Omar Khayyâm et de Khaghâni

Le quatrain, élu parmi les formes brèves


Esfandiar Esfandi


Un quatrain des Robâiyât de Khayyâm

Faut-il le rappeler ? Le poète anglais Edward Fitzgerald est à l’origine de l’introduction en Occident de la fameuse strophe de quatre vers - le quatrain - grâce à sa traduction en 1859 du non moins fameux recueil des Robâiyât d’Omar Khayyâm. Avant cette date, cette forme poétique courte était inconnue du public de l’ancien monde. La seule forme brève repérée jusqu’alors était le haïku japonais créé à l’initiative de Bashô au XVIIe siècle, et qui fut popularisé au cours du XXe siècle par l’entremise du poète Shiki mais aussi de son disciple Kyoshi. Constitué de trois vers de dix-sept syllabes, le haïku est aujourd’hui considéré comme la forme brève par excellence, toujours d’actualité en Occident, particulièrement en France, grâce aux multiples éditions bilingues qui n’ont pas manqué d’en valoriser la qualité d’objet d’art en joignant systématiquement aux idéogrammes traduits, leur calligraphie originelle. Eluard entre autres, bien avant la vogue actuelle du genre, s’était, dans les années 1920, exercé à composer une série de onze haïkus en prenant il est vrai quelques libertés avec la distribution des syllabes. [1] Le quatrain classique est, pour sa part, une forme poétique spécifiquement orientale qui se distingue du haïku non seulement par sa forme – le haïku, semi symétrique, est composé de trois vers impairs de 5, 7 et 5 syllabes tandis que les vers du quatrain, embrassés ou alternés, sont absolument symétriques – mais surtout par son contenu. En effet, le haïku est essentiellement descriptif. De par sa brièveté, il ne permet que l’évocation d’une sensation ou d’une image : Première neige / Juste pour faire ployer les feuilles/ Des jonquilles ! (Bashô). D’une longueur sensiblement supérieur, le quatrain autorise pour sa part le recours à la forme syllogistique et à l’argumentation : A l’aube, le coq matinal/ sais-tu pourquoi il se lamente ?/ Parce qu’il a vu dans le miroir du matin/ qu’une nuit de ta vie s’est écoulée et que tu ne le sais pas. [2] L’idée s’y déploie, portée par l’équilibre binaire de la prosodie, pour embrasser dans un même mouvement la description et le constat rationnel : Nous avons erré longtemps par les villes et les déserts/ Nous avons parcouru la terre entière/ Nous n’avons pas rencontré un seul voyageur/ qui ayant fait cette route en soit revenu. [3] Instantané, souvent figé, en un mot photographique, le haïku avait nécessairement plus de chance de rencontrer son public dans un environnement marqué par la vitesse et exposé au trop plein d’images. Lassés par le rythme soutenu des activités quotidiennes et par la médiation parfois oppressante des images formatées, certains ont opté pour le réconfort de celle, parmi les formes poétiques, qui permet le mieux d’éterniser l’instant, qui plus est, à travers des images chaque fois inédites et non dupliquées. Plus élaboré et partant, plus contraignant, le modèle du quatrain reste pour sa part associé au nom précité d’Omar Khayyâm dont les Robâiyât, tant en Orient qu’en Occident, font - dans les faits - figures de prototype indépassable du genre. Personnage tutélaire du lyrisme iranien, il fut un familier des sciences profanes – astronomie, géométrie et algèbre. Quant à la postérité, elle aura surtout retenu dans l’œuvre du maître, le canonique livret de quatrains. A cheval entre le 11e et le 12e siècle de l’ère chrétienne, ce natif de Neyshâbour logea dans un recueil de poèmes, en guise de complément à ses traités scientifiques – il nous plaît à le penser - la quintessence de ses pensées mystico-métaphysiques. L’amour, l’ivresse au sens propre et figuré, le temps qui passe, la douleur, la fatalité enfin, matrice à partir de laquelle l’œuvre entière semble se déployer, sont les thèmes de prédilection du poète. Le quatrain semble être dès lors le support formel le plus approprié en vu d’exprimer l’essentiel, la part insécable de l’existence dont seule la parole poétique sans fioritures peut devenir le vecteur. Le quatrain déborde l’impressionnisme du haïku pour se hisser jusqu’à la formulation de la problématique métaphysique, mais jamais au-delà. Omar Khayyâm excella en la matière, au point il est vrai, de minimiser l’impact des éventuels et trop rares continuateurs dont un, néanmoins, retiendra notre attention. Fazl-al-din Khaghâni Sharvâni, surnommé Khaghâni, mais aussi « le meilleur (poète) parmi les non arabes ». Il fut à quelques décennies près, le contemporain de Khayyâm. Poète persan il naquit dans la région de Sharvân - dans l’actuel Azerbaïdjan. Tout comme Khayyâm, il fit preuve d’un appétit prononcé pour les sciences profanes, mais aussi et surtout, pour les sciences religieuses, la littérature persane et arabe, et la philosophie. Très pieux, il finit par considérer cette dernière avec méfiance et se consacra corps et âme à la poésie. Il composa entre autres d’innombrables chants de deuil – l’existence ne l’ayant pas épargné – des poèmes lyriques et un long récit de trois mille vers relatant son premier voyage à destination de La Mecque et de l’Irak. Ses quatrains comprennent une fraction des dix-huit mille vers dont la somme constitue le Divân. Le grammairien remarquera sans doute la singulière densité des vers du poète dont on dit qu’ils continuent de traverser sans coup férir les âges successifs de la littérature. Il retiendra également que la prose de Khaghâni restera l’une des plus « techniques » qu’il lui sera donné de lire. L’amateur avisé ne pourra s’empêcher quant à lui de percevoir à la lecture des quatrains du poète l’écho redoublé de la métaphysique fataliste d’Omar Khayyâm : Alourdi par la peine j’ai couru comme l’eau/ Comme l’eau j’ai emporté (supporté) dans mon sillage les petites choses (la petitesse)/ Comme l’eau je n’ai jamais rejoint mon lit originel/ Comme l’eau jamais je n’ai pu revenir en arrière. Souffrance, jeunesse en allée, détachement vis-à-vis de l’existence, autant de thèmes récurrents dont la présence, au-delà de l’évocation des lieux communs chers à Khayyâm, assigne au quatrain la lourde tâche de véhiculer la part périssable de l’existence humaine face à laquelle la foi, et l’amour - comme l’illustre ce dernier poème de Khaghâni - restent les seules alternatives envisageables : Amour est l’oiseau qui chante la douleur/ Amour est le muet qui connaît le langage de l’absence/ Amour est l’être qui transforme ton être en non-être/ Et ce qui te libère de toi-même, c’est l’amour.

Notes

[1Voir Pour vivre ici : onze haï-kaïs, Œuvres complètes Tome I, pp. 51-52 : « A moitié petite/ La petite/ Montée sur un banc ».

[2Omar Khayyâm, Tr. C. Anet et Mirzâ Muhammad, Les Cents quarante-quatre Quatrains de Khayyâm, La Sirène, 1920.

[3Ibid.


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2 Messages

  • Si l’on vous lit bien, on comprend que le quatrain est introduit en Occident au XIXème siècle. Vous avez plusieurs siècles de retard ! Il est déjà utilisé de façon banale au Moyen Âge et à la Renaissance... (Cf. wikipédia "quatrain")

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  • Le quatrain, élu parmi les formes brèves 22 juillet 2016 08:53, par Surnat

    Nostradamus et Clément Marot écrivaient en quatrains au XVIème siècle, et d’autre poètes avant eux. Cette forme n’est tombée en désuétude qu’après que la Pléiade l’aie jugée trop courte pour remplir leur nouvel idéal de clarté poétique. Renseignez-vous un peu mieux sur la poésie occidentale, ça vous évitera de réécrire son histoire.

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