N° 107, octobre 2014

La présence de la Perse dans les Balkans
Les mots persans dans la langue serbe


Présentation de l’auteur par
Jean-Pierre Brigaudiot

Dejan Bogdanovic


Monsieur Dejan Bogdanovic, installé en France depuis des décennies, a eu un parcours singulier qu’il me plait d’évoquer ici afin d’introduire cet article qu’il a écrit pour La Revue de Téhéran sur la poésie persane dans les Balkans pendant la présence ottomane. Né en Serbie, il s’est installé à Paris alors qu’il était encore jeune homme. Ayant décidé de faire une thèse sur le sujet de la poésie persane dans les Balkans, sous l’Empire Ottoman, il est parti à Téhéran où il a séjourné quatre années durant lesquelles il a complètement appris le farsi et rédigé cette thèse dont le sujet était La littérature persane en Yougoslavie au XVIème siècle. Lors de la rédaction de cette thèse, la Yougoslavie était encore un Etat unique bien que constitué de plusieurs petits pays aux coutumes, religions et cultures distinctes. Sous la domination des Ottomans, dans les Balkans, la poésie la plus prisée était la poésie persane, jouissant d’une haute estime. Ayant soutenu sa thèse en 1964 à l’Université de Téhéran, Dejan Bogdanovic est rentré en France en 1965 où il a été employé en tant que responsable du fonds persan de la bibliothèque de la prestigieuse Ecole des Langues Orientales, poste qu’il a occupé jusqu’en 1988.

La soutenance de sa thèse La littérature persane en Yougoslavie au XVIème siècle par Dejan Bogdanovic.

Parmi ses publications et en rapport avec cet article, il faut retenir la traduction du Livre des sept vizirs, datant du XVIIème siècle (éd. UNESCO, 1976), et Iran, une introduction à la civilisation iranienne où il a réuni et coordonné un certain nombre d’auteurs dont Gilbert Lazard, Charles-Henri de Fouchécour et Henry Corbin (Collection climats, Publications orientalistes de France, 1972). Par ailleurs, Monsieur Bogdanovic est devenu spécialiste de certains moments du cinéma iranien autour duquel ont été organisées un certain nombre de rencontres-débats autour de films, en présence des metteurs en scène et des réalisateurs. Parmi ces films, il y a par exemple celui de Bahrâm Beyzâi, Bashou, le petit étranger ou celui d’Abbâs Kiârostami, A travers les oliviers. Ce à quoi s’ajoute une série d’émissions radiophoniques sur France Culture, en 1974, sur le thème « Les conteurs persans et arabes » et des cours à l’INALCO et à l’Université Paris III, sur la civilisation iranienne à travers son cinéma. Aujourd’hui, Monsieur Bogdanovic reste actif dans le domaine de la culture persane, littéraire ou cinématographique, et on peut le rencontrer lors des nombreuses manifestations culturelles sur l’Iran qui se tiennent à Paris. Il doit donner prochainement une conférence sur le cinéma iranien au Centre culturel iranien.

La présence de la Perse dans les Balkans se manifeste surtout dans deux domaines :

- La conservation des manuscrits dans les bibliothèques balkaniques.

- La présence de mots persans dans la langue actuelle des Serbes, quelquefois modifiés quant à leur forme où leur signification.

Couverture de la traduction persane du Commentaire de Soudi sur le Golestân de Sâadi, œuvre du Bosniaque Ahmad Soudi.

Une large portion de la péninsule balkanique a été occupée pendant cinq siècles par l’Empire Ottoman. Une partie des ancêtres des ex-Yougoslaves a été convertie à diverses époques à l’islam. Toutefois, ils n’ont pas abandonné leur idiome slave.

Le destin de l’Empire Ottoman s’est joué aux XVIème et XVIIème siècles en Europe et particulièrement dans les Balkans. D’où l’importance stratégique qu’avaient alors ces régions qui, aujourd’hui, sont officiellement appelées ex-Yougoslaves. Cette importance stratégique leur a valu un développement économique certain.

La culture matérielle et spirituelle de plusieurs peuples de cette région garde, aujourd’hui encore de nombreuses traces « orientales ». Il s’agit des faits de civilisation qui sont parvenus dans les Balkans, venus de l’Orient arabo-turco-persan par le canal de la culture dominante de l’Empire Ottoman ainsi que par l’Islam, religion d’Etat à cette époque. Des éléments orientaux se sont mêlés aux éléments locaux tout comme aux pulsions venant de l’Occident. Ceci est vrai surtout pour la Bosnie-Herzégovine qui est peuplée de Bosniaques musulmans, de Croates catholiques et de Serbes orthodoxes.

Revenons au XVIème siècle où les coutumes voulaient que les Ottomans composent des poèmes en persan et des textes philosophiques en arabe. Lorsque l’enseignement dans les écoles ottomanes à travers les Balkans était de qualité, plusieurs textes des Balkaniques musulmans ont rivalisé avec les œuvres des écrivains arabes et persans du Moyen-Orient.

Un de ces poètes de Mostar au XVIème siècle écrivait :

Maktoub-e janfazayé to amad be souyé man

Tchon khandé gacht bar del-e souzan nehadamache

Az tars-e an ke ahé delé-man besouzadache

Az dide bargereftam va bar jan nehadamache.

Calligraphie des vers du poète de Mostar (XVIe siècle) cité dans le texte, œuvre de Rali Vasheghani Farahâni, 2014

Toujours au XVIème siècle, un de ses Balkaniques musulmans nés dans un petit village de Bosnie a si bien appris le persan et le vieux turc qu’il a écrit des commentaires en vieux turc des vers de Hâfez et de Saadi. Ses exégèses ont aidé les Occidentaux à mieux comprendre les œuvres de ces deux écrivains persans. Son nom est Ahmad Soudi. Les universitaires iraniens ont traduit du vieux turc en persan dans les dernières décennies ces exégèses.

Ainsi dans les Balkans fut créée une civilisation originale, différente à la fois du reste du monde slave - plus ou moins orthodoxe, catholique, protestante - mais en même temps différente par la langue (entre autres) du reste du monde musulman.

La langue persane, par le biais du vieux turc, a laissé un nombre important de mots dans la langue serbe. Il n’y a jamais eu d’idéologue qui aurait suggéré de chasser de la langue nationale ces mots étrangers.

Bien au contraire, de très nombreux poètes serbes emploient ces mots « orientaux » comme un enrichissement. Un poète serbe du XIXème siècle a intitulé l’un de ses recueils Djulitchi uveoci. Le mot djulitchi vient du persan gol (fleur). Un autre exemple : en serbe, boucle d’oreilles se dit mindjucha. En persan classique, chez le poète persan Manoutchehri, on trouve le mot mengouche. Cependant, les Persans l’ont aujourd’hui remplacé par gouchvâreh, alors que les Serbes emploient toujours mindjucha. Parmi les noms de famille, on trouve aussi des traces de vieux artisanats, comme c’est le cas du nom de Mutavdjitch. Ce nom doit être décomposé en « mou » (poil en persan) ; « tav », (du verbe persan tabidan qui veut dire « lisser ») ; « dji », nom du métier : celui qui tisse des objets en crin de cheval ; et « itch », qui termine les noms de famille, en serbe.

Ce court texte n’est là que pour inviter les chercheurs à envisager une étude approfondie des mots persans entrés dans le vieux turc et passés dans la langue serbe.

La soutenance de sa thèse La littérature persane en Yougoslavie au XVIème siècle par Dejan Bogdanovic.

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