Mirzâ Habib Esfahâni

Mirzâ Habib Dastân Beni (1835-1897), connu également sous le nom de Mirzâ Habib Esfahâni, est un lettré iranien, sans doute l’un des plus intéressants du XIXe siècle. Natif de Ben, village situé dans la province de Tchahâr Mahâl va Bakhtiâri [1], il est contraint de s’exiler à Istanbul en 1866 où il passe le restant de ses jours à enseigner l’arabe et le persan. Célèbre surtout pour sa traduction faite à partir de la version française des Aventures de Hâdji Bâbâ d’Ispahan, il est aussi connu comme le père de la grammaire persane.

Qui est Mirzâ Habib ?

Malheureusement, les données biographiques de la vie et la pensée de Mirzâ Habib sont pour la plupart falsifiées et donnent souvent des renseignements contradictoires. L’une des premières présentations critiques de la vie et de l’œuvre de Mirzâ Habib est celle d’Ommân Sâmâni [2] dans son livre Makhzan-ol-Dorar (Trésor des perles). Dans ce livre, l’auteur présente d’abord la biographie du lettré, de sa naissance à son exil à Constantinople. Il consacre ensuite la deuxième partie de l’ouvrage à la critique des activités culturelles et politiques de Mirzâ Habib en Iran et en Turquie. Le nom de Mirzâ Habib figure également dans certains récits de voyage, dont le Safarnâmeh (Récit de voyage) de Hâdji Pirzâdeh, l’un des premiers touristes iraniens, où ce dernier décrit minutieusement sa rencontre avec Mirzâ Habib pour conclure que ce dernier est un écrivain athée !

Dans la préface de son Divân-e Ash’âr (Recueil poétique) rassemblé par Afshâr, des renseignements biographiques plus amples sont donnés : « Natif de Ben, il fit ses études à Ispahan et à Téhéran. Il se rendit ensuite à Bagdad où il étudia la littérature et le droit… En 1866, il écrivit un poème satirique où il critiqua violemment le chancelier qâdjâr, Sepahsâlâr Mohammad-Khân. Suite à ce poème, il dut s’exiler à Istanbul. Réfugié sur le territoire ottoman, il continua ses activités politiques et culturelles. Installé à Istanbul, il y enseigna le persan et l’arabe, puis il fut nommé membre de l’Assemblée Ma’âref (Savoirs) qui s’occupait des affaires culturelles de la ville… De temps à autre, il s’essayait à la poésie en composant des poèmes en persan et en turc. Il avait choisi le pseudonyme Dastân pour parapher sa poésie… » (Afshâr, p. 32).

Avec ses compagnons Mirzâ Aghâ Khân Kermâni et Sheikh Ahmad Rouhi [3], Mirzâ Habib fonda à Istanbul l’Assemblée des Modernistes Iraniens (Andjoman-e Tadjaddod khâhân) qui a joué un rôle important dans la modernisation de la littérature persane. Il décéda après une longue maladie et fut enterré à Bursa en Turquie. A partir de 1941, c’est-à-dire presque un siècle après la mort de Mirzâ Habib, l’édition et la réédition de ses œuvres le font connaître par les Iraniens comme un lettré engagé et novateur.

Mirzâ Habib le traducteur

Outre le turc, sa seconde langue maternelle, Mirzâ Habib connaissait également bien le français et l’arabe. Il doit notamment sa renommée à l’excellente traduction des Aventures de Hâdji Bâbâ d’Ispahan de James Mourier, traduction faite à partir de la version française de l’œuvre et publiée en persan sous le nom de Sargozasht-e Hâji Bâbâ-ye esfahâni. Il est également le traducteur de l’Histoire de Gil Blas de Santillane d’Alain-René Lesage (publiée en persan sous le nom de Sargozasht-e Gil Blas) et le Misanthrope de Molière (publié en persan sous le nom de Gozâresh-e Mardomgoriz). En tant que traducteur, son travail n’est pas une simple transmission mais plutôt une réécriture et une adaptation du texte de départ. On peut parler d’une traduction libre, assez libre pour que le traducteur y insère des proverbes, des anecdotes et des poèmes persans dans la description des scènes. En tant que traducteur-écrivain, Mirzâ Habib se dégage du texte original, il cherche à donner une couleur tout à fait locale au texte d’arrivée : entre autres, le nom des personnages, des villes, des quartiers, etc., sont iranisés. Autrement dit, « Mirzâ Habib a su ajouter convenablement un bon nombre de proverbes et d’expressions et de noms propres bien connus du lecteur iranien ; il est un poète habile à versifier et à rimer et de ce fait, sa traduction est aussi une excellente prose poétique. » (Khânlari, p. 296). On peut donc conclure que c’était un traducteur infidèle et inexact, mais cela ne signifie pas qu’il ait trahi l’aspect sémantique du texte, mais que « la traduction de Mirzâ Habib est fidèle à l’âme du texte original… » (Emâmi, p. 47). De cette manière, il avait l’intention de créer une sorte de familiarité rendant le texte plus accessible au lecteur iranien de l’époque et d’augmenter le succès de la réception de l’œuvre en Iran.

Partisan de la liberté et de la justice, Mirzâ Habib critiquait sans cesse le gouvernement qâdjâr, cette contestation se manifestant également dans sa traduction : « Ce qui demeure évident à sa lecture, c’est que Mirzâ Habib a pris la plume pour combattre le despotisme et les oppressions de son époque ; dans sa traduction, comme dans toutes les dimensions de son travail, il n’envisage au fond que cet idéal… » (Nâtegh, p. 145).

En 1824, les Aventures de Hâdji Bâbâ d’Ispahan furent publiées en anglais par James Mourier, diplomate anglais alors en poste à Téhéran. La même année, ce roman d’aventures est traduit en français et connaît un vif succès à sa sortie. En 1866, paraît à Téhéran une version en persan qui connaît un grand succès malgré la censure, mais ce n’est que tardivement que le nom du traducteur attire l’attention. Karim Emâmi, traducteur contemporain (1930-2005), est l’un des admirateurs de ce travail : « Cette traduction est aussi belle que celle des poèmes de Khayyâm par Fitzgerald ; aucune d’elles ne respecte les règles de la traduction. » (Emâmi, p. 60). C’est en 1961 que Modjtabâ Minavi [4] découvrit à la bibliothèque d’Istanbul la version manuscrite de cette traduction faite par Mirzâ Habib, dont il ramena une copie sur microfilm en Iran. Ce récit d’aventures décrit avec raffinement et humour la société persane du début du XIXe siècle à la cour du Shâh, dans le bazar, chez les religieux, dans la rue, etc. Hâdji Bâbâ, le héros de ce roman, est tour à tour barbier à Ispahan, bandit, porteur d’eau, médecin, homme de religion, marchand, confident du Vizir, etc.

Le numéro 130 du journal Akhtar publié à Istanbul en 1882.

Le Misanthrope de Molière (1622-1671) est considéré comme le premier texte dramatique européen traduit en persan. Cette traduction, réalisée et publiée à Istanbul en 1869, est également le prélude de la traduction des autres œuvres de ce dramaturge français en Iran. Dans la traduction du Misanthrope comme dans les autres œuvres traduites par Mirzâ Habib, les caractères des personnages ont été modifiés et iranisés, les dialogues sont complètement versifiés et très proches de l’original qui est en vers ; on y voit des expressions et proverbes persans à la place des proverbes français. La traduction de cette pièce ouvrit les scènes iraniennes aux pièces européennes et plus généralement au théâtre moderne : jusque-là, la seule forme dramatique appréciée des Iraniens était le ta’zieh religieux. Mirzâ Habib est en outre l’auteur du premier article en dramaturgie en langue persane, qui fut publié dans le journal Akhtar à Istanbul.

Après la traduction des Aventures de Hâdji Bâbâ d’Ispahan, que l’on peut qualifier de roman d’aventures réaliste, Mirzâ Habib se pencha vers la traduction d’un autre récit de ce même type : l’Histoire de Gil Blas de Santillane. En 1905, c’est-à-dire presque dix ans après la mort de Mirzâ Habib, la version persane de ce roman est publiée à Istanbul. Cette traduction reflète l’ensemble des innovations de Mirzâ Habib en tant que traducteur-écrivain.

Outre des ouvrages français, Mirzâ Habib a traduit quelques recueils poétiques arabes dont le Divân-e At’ameh (Divân des Nourritures) d’Abou Eshâgh Shirâzi et le Divân-e Albasseh (Divân des Vêtements) de Mahmoud Ghâri Yazdi, également publiés à Istanbul.

Mirzâ Habib le grammairien

Le parcours historique de la grammaire persane est marqué d’influences arabes et européennes. Ces dernières commencent avec le travail de Mirzâ Habib, qui est le premier Iranien à tenter de définir les règles grammaticales du persan en prenant modèle sur le français, alors que la grammaire traditionnelle persane était basée sur la grammaire arabe. Son manuel de grammaire, écrit dans un langage clair et simple, est intitulé Dastour-e Zabân, qui signifie littéralement « grammaire » en persan, expression qui très vite remplaça l’expression arabe sarf va nahv tirée des règles d’analyse grammaticale classique arabe, jusqu’alors utilisée pour exprimer l’idée de « grammaire ». Son autre livre grammatical, intitulé Dastour-e Sokhan (La règle de la parole), qu’il compila alors qu’il enseignait le persan en Turquie, est publié en 1873 à Istanbul. Dans la préface, Mirzâ Habib écrit : « Enseignant le persan dans les écoles d’Istanbul, je me rendis compte de la popularité de cette langue alors même que les apprenants n’avaient pas accès à une grammaire persane correcte. Je me mis donc à l’œuvre et préparai le présent livre de grammaire dont voici certaines particularités :

-Le livre comporte, outre les règles grammaticales, une étymologie des mots.

-La plupart des exemples ont été choisis parmi les distiques et les expressions et proverbes iraniens les plus connus.

-La dénomination des notions grammaticales a été élaborée d’après la dénomination déjà existante : fe’l (le verbe), masdar (l’infinitif), mâzi (le passé), gheid (l’adverbe), etc.

-Les règles grammaticales de ce livre sont loin de toute imitation ou adaptation : j’ai mis de côté toutes les règles empruntées à l’arabe ; j’ai omis, par exemple, le harf-e ta’rif (l’article) qui est un élément arabe.

-Dans certains cas, j’ai adopté la démarche des grammairiens européens pour la compilation des règles. Par exemple, j’ai divisé les parties de discours en plusieurs éléments dont esm (le nom), sefat (l’adjectif), zamir (le pronom), fe’l (le verbe), gheyd (l’adverbe), harf-e ezâfeh (la préposition), etc. ».

Quelques années plus tard, Mirzâ Habib publie un nouveau livre de grammaire intitulé Dabestân-e Fârsi (L’école persane), qui est en réalité un précis de grammaire persane destiné aux écoliers.

Ces livres de grammaire ont été les premiers ouvrages de référence en grammaire moderne persane et de jeunes grammairiens comme Mirzâ Abdol-Azim Gharib Gorgâni [5] (1879-1965) s’en sont inspirés.

Bibliographie :
- Afshâr, Iradj, "Athâr-e Mirzâ Habib Esfâhâni" (Les œuvres de Mirza Habib Esfahâni) in Yaghmâ, n° 2, 1963.
- Emâmi, Karim, Az Pasto boland-e tardjomeh (Défis et victoires de la traduction), éd. Niloufar, Téhéran, 1993.
- Khânlari, Parviz, Haftâd Sokhan (Soixante-dix paroles), Téhéran, Touss, 1991.
- Nâderi Beni, Kh., « Tchahâr Mahâl va Bakhtiâri », in La Revue de Téhéran, n° 20, 2007.
- Nâderi Beni, Kh., « Ommân Sâmâni ou la versification de la dimension mystique d’Ashourâ », in La Revue de Téhéran, n° 13, 2006.
- Nâtegh, Homâ, Hâdji Mourier va Ghesseh-ye este’mâr (Hâdji Mourier et l’histoire de la colonisation), Téhéran, éd. Alefbâ, 1974.
- Tofighi, H., et Zamâni, B., Mirzâ Habib Dastân Beni dar âyeneh-ye pajouhesh (Mirzâ Habib Dastân Beni dans les recherches), Téhéran, éd. Edâreh-ye koll-e farhang va ershâd-e eslâmi, Shahrekord, 2000.

Notes

[1Sur le même sujet, voir notre article « Tchahâr Mahâl va Bakhtiâri » , publié in La Revue de Téhéran, n° 20, Juillet 2007, disponible sur : http://www.teheran.ir/spip.php?article233

[2Un mystique et poète, natif de Sâmân dans la province de Tchahâr Mahâl va Bakhtiâri ; sur le même sujet, voir notre article « Ommân Sâmâni ou la versification de la dimension mystique d’Ashourâ », publié in La Revue de Téhéran, n° 13, décembre 2006, disponible sur : http://www.teheran.ir/spip.php?article414

[3Opposants au régime qâdjâr et exilés eux aussi en Turquie.

[4Homme de lettres, professeur d’université et correcteur des textes anciens per sans.

[5Lettré contemporain, spécialiste de la grammaire persane moderne ; il est considéré comme l’un des premiers professeurs titulaires de l’Université de Téhéran.


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1 Message

  • Mirzâ Habib Esfahâni 6 novembre 2014 17:40, par un Beni

    Merci bien d’avoir présenté cette grande personalité quand même mal connue. À Ben et chez les habitants agés, il existe à ma connaissance, quelques versions manuscrites de Divan de Mirza en langue turque.

    repondre message