N° 107, octobre 2014

L’art et la littérature en Iran au XVIIIe siècle
(sous les Afsharides et les Zand)


Shahâb Vahdati


L’art pictural

Précisons d’abord que les arts visuels iraniens, comme d’autres sphères de la culture picturale iranienne au XVIIIe siècle, n’ont pas encore été suffisamment étudiés.

Les changements qui se produisent dans la vie spirituelle de l’Iran couvrant sa culture en général sont exprimés, même dans la forme classique de la miniature persane, après une période de déclin soudain de la culture picturale, en particulier à l’époque des gouverneurs sunnites afghans qui faisaient scrupuleusement respecter les interdictions islamiques concernant les représentations des figures humaines. Un retour aux traditions de la miniature de l’école d’Ispahan des XVIe-XVIIe siècles s’observe à partir des années 1740. Ce retour possède sa propre originalité puisque les artistes du XVIIIe siècle, contrairement à leurs prédécesseurs, se tournent rarement vers l’illustration des manuscrits, accordant à la miniature traditionnelle une importance secondaire. Les artistes s’intéressent désormais tout autant à la peinture occidentale et aux questions qu’elle pose et développent, en partant des traditions picturales iraniennes, des techniques et des méthodes de peinture. Parmi ces techniques nouvelles figure celle du clair-obscur ajoutée à la miniature, jusqu’alors image plate, qui permet de révéler le volume et la perspective du paysage. Ainsi, la fresque et la miniature acquièrent certaines caractéristiques de la monumentalité inhérente à la peinture occidentale.

Le contenu des tableaux change également. Contrairement à la peinture du XVIIe siècle qui représente principalement des scènes d’amour, de beaux jeunes hommes et de belles jeunes femmes, la peinture du XVIIIe siècle privilégie les scènes des batailles héroïques, glorifiant le passé du pays.

Les murs des palais sont décorés de portraits de Nâder Shâh et des dirigeants safavides posant de manière solennelle et grandiose pour mettre l’accent sur la grandeur et l’importance des souverains iraniens. Ces mêmes images ornent l’extérieur du palais, accentuant la grandeur royale.

Le processus de la familiarisation des peintres iraniens avec les techniques picturales européennes et leur intégration dans les traditions séculaires nationales se poursuit durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, contribuant à la formation d’une nouvelle vision artistique du monde et de l’homme.

Un Coran enluminé et copié par Hossein Towfigh datant de l’ère afshâride, 1748

L’art littéraire au XVIIIe siècle

Le XVIIIe siècle est une étape importante dans le développement littéraire de l’Iran. Cette époque marque le début de la transition de la littérature médiévale à la littérature moderne. L’apparition de nouvelles tendances se produit cependant lentement et inégalement.

En Iran, ce XVIIIe siècle est une ère d’instabilité politique continue où les invasions des conquérants turcs, afghans et l’anarchie féodale endémique dévastent le pays. Même l’union provisoire des territoires iraniens sous le règne de Nâder Shâh (1736-1747) ne peut ralentir le déclin économique et politique du pays. Les conditions sociopolitiques, en particulier durant la première moitié du siècle, sont extrêmement défavorables au développement de la littérature. Dans un empire dévasté et au bord de la ruine, le mécénat n’existe presque plus. Des grandes villes iraniennes, seule Ispahan (la résidence des derniers souverains safavides, des gouverneurs afghans comme de Nâder l’Afshâride) représente encore une ville de culture où les écrivains sont (peu) appuyés. La cour du Shâh n’est plus le centre de la vie littéraire du pays. Cependant, de nombreux poètes gravitent encore dans les cercles de la cour, tout en recherchant également un patronage hors de l’Iran ou auprès de non-Iraniens ; la société iranienne de l’époque, occupée à guerroyer, n’est pas particulièrement disposée à appuyer les arts et les lettres.

Les poètes du XVIIIe siècle, à la recherche de moyens de subsistance, maîtrisent généralement quelque artisanat ou parcourent les villes à la recherche de mécènes. Beaucoup se sont ainsi dirigés vers l’Inde des Grands Mongols où au XVIIIe siècle, la littérature d’expression persane est encore très appréciée.

Le déclin des lettres est aggravé par l’isolement culturel de l’Iran chiite face aux pays sunnites voisins, l’absence de dynamisme social, la stagnation d’une société iranienne toujours dotée d’une structure médiévale, ainsi que par la sclérose artistique et littéraire conduisant au rejet de toute créativité. La majeure partie des œuvres littéraires de cette époque est créée dans l’esprit traditionnel, suivant l’autorité incontestable du canon séculaire. Les poètes reprennent ainsi les motifs traditionnels amoureux et mystiques et se spécialisent dans une poésie élégiaque à destination des personnalités au pouvoir, ainsi que des hymnes en l’honneur du Prophète et des Imâms chiites.

Peinture du portrait de Nâder, Shâh d’Iran, dessiné en Inde aux environs de 1900. Considérant la facture du travail, la date de 1900 est vraisemblablement fausse et ce tableau serait contemporain de l’invasion de l’Inde par Nâder Shâh.

L’absence de nouvelles idées a engendré une poésie très artificielle où l’accent est mis sur l’aspect extérieur de la versification, menant à la création d’une langue et d’un style prétentieux. Une forme de versification philosophique dite « style indien », née en Iran au XVIe siècle et prospérant rapidement en Inde, revient en tant qu’école purement formaliste, ce qui est le seul événement d’importance dans la littérature du XVIIIe siècle. De même que la poésie, la prose est exclusivement ornementale, en particulier celle des documents historiques dont le contenu se réduit, à quelques exceptions près, à glorifier les dirigeants du pays.

Cependant, loin des cercles officiels de la cour et sur la base de la création orale, la littérature urbaine prospère. Peu de recherches ont été jusqu’à maintenant menées sur la littérature populaire de cette période. Nous savons pourtant que c’est de cette époque que datent les premiers romans en prose populaire (ou épopées), les romans historiques ou héroïques, les nouvelles et les contes merveilleux écrits et les versions écrites et populaires des grands récits d’amour classiques de la poésie lyrique.

De nombreuses épopées en prose, apparues à la suite d’événements historiques réels, ont d’abord évolué lors de transmissions orales, puis ont été fixées sous différentes formes écrites, pour obtenir alors un caractère semi-légendaire ou semi-récitatif où la tradition orale est intimement liée à l’écriture.

Cette période est aussi celle de la naissance d’une littérature « engagée », dans un sens assez primitif. Cette littérature, d’abord émergente sous forme orale, est peu à peu mise par écrit. Les dâstân (romans ou contes) reflètent notamment l’idéologie religieuse. Ainsi, dans le conte d’Amir Hamzeh ou le conte d’Abou Moslem, les personnages agissent en défenseurs actifs de l’Islam contre les infidèles. Les héros populaires des dâstân sont toujours perçus comme la personnification des forces du bien et de la justice, l’emportant sur les forces du mal et de l’injustice, et ce plus nettement que dans le récit oral, qui est en partie improvisé. De nombreuses et diverses variantes de poèmes d’amour témoignent du même procès de formation de la littérature urbaine à partir des sources orales et écrites consistant à repenser les épisodes individuels dans une certaine perspective idéologique et artistique dépendant de l’époque et du milieu social où la reprise de ces poèmes a lieu. L’émergence d’une nouvelle littérature épique, prenant source dans les réalités historiques, est le signe de la naissance d’un intérêt nouveau pour le passé héroïque de l’Iran et peut être considérée comme un symptôme de l’éveil de la conscience nationale.

Un qalamdân (porte-plume) du XVIIIe siècle, période afshâride

Au XVIIIe siècle, le théâtre persan du ta’zieh prend forme pour trouver, vers la fin du même siècle, sa forme dramatique achevée et complète. Les histoires de la vie des saints, en particulier les événements tragiques de Karbalâ et le martyre de l’Imâm Hossein constituent le sujet principal du ta’zieh. De nombreux acteurs jouaient dans ce théâtre traditionnel, dont les représentations étaient essentiellement organisées au début du mois de moharram, durant les journées de commémoration et de deuil chiites. La mise en scène était primitive et le décor assez simple. Faisant face au public, les acteurs tenaient le texte (souvent en vers) à la main et le metteur en scène était aussi parmi les acteurs afin d’observer l’organisation du spectacle. Le ta’zieh a certaines similarités avec le mystère, (théâtre) médiéval européen. Mais formé à une époque et dans des conditions différentes, ce genre n’a pas connu en Iran une sécularisation progressive du contenu religieux comme on l’observe en Europe, le répertoire du ta’zieh étant exclusivement religieux. L’extraordinaire popularité de cette forme de théâtre au XVIIIe siècle peut être expliquée non seulement par son contenu religieux, mais aussi par le fait qu’elle reflète les vicissitudes de la lutte politique de l’époque : à la suite de la réforme sunnite de Nâder Shâh, la foi chiite redevient une forme de protestation contre la politique des milieux dirigeants.

Vers le milieu du XVIIIe siècle à la suite du régime brutal de Nâder Shâh, la situation au sein de l’Iran est encore plus troublée par des soulèvements populaires et des conflits entre les féodaux. Observant la stagnation omniprésente dans tous les domaines de la vie et comparant la situation de l’empire avec ceux de l’Europe, avec lesquels l’Iran concurrençait naguère militairement et commercialement (Angleterre, Hollande, Russie), le public iranien s’étonne.

Coupe couverte datant de 1700, appartenant au butin pris par Nâder Shâh en 1741

Cette critique est si forte que certains historiens en font mention dans leurs ouvrages, malgré leur loyauté envers Nâder Shâh, et tentent de porter un jugement objectif sur les causes des mouvements populaires. On en voit notamment l’exemple dans un des ouvrages de Mohammad Kâzem. Sheikh Ali Hazin Lâhidji, savant et homme de lettres de l’époque dresse quant à lui dans son autobiographie (1742) un tableau sombre et plein de désolation. Il achève son œuvre en Inde, où il a immigré après des décennies d’errance en Iran à la recherche d’une certaine liberté dans l’expression de sa frustration et son mécontentement face aux répressions et aux guerres qui ravagent le pays.

Décrivant son ressenti face à la ruine et la dévastation des villes et des provinces de l’Iran, Hazin Lâhidji célèbre implicitement l’ère safavide, idéalisée en tant que gouvernement qui personnifiait et respectait le plus l’esprit persan. Du fait de la censure, cette nostalgie pour l’ère safavide n’est clairement exprimée qu’à la fin du XVIIIe siècle. Hazin Lâhidji oppose à un Iran resté dans les traditions médiévales, la technique de l’Europe, en admirant ses progrès (notamment au travers d’une description intéressante d’un navire). Son admiration peut être considérée comme un signe avant-coureur de l’influence ultérieure du Siècle des Lumières sur l’art iranien.

Malgré l’anarchie peu propice au développement littéraire, la production écrite de cette époque, comprenant notamment des mémoires et des récits de voyage à l’expression concise et directe, très différente de l’écriture précieuse et lourde des officiels « gens de lettres », peut témoigner de l’émergence dans la vie culturelle iranienne de quelques faits qui permettent de parler de la naissance d’une littérature des temps modernes, bien qu’elle ne se soit pas encore débarrassée des stéréotypes généraux de la culture médiévale.

L’émergence de la nouvelle littérature iranienne commence à partir des années 1740, avec l’apparition de l’école littéraire du « Retour », dont les plus importants représentants étaient Môshtâgh Esfahâni, Azar Bigdeli, Sabâ Bigdeli, Tabib Esfahâni et Hâtef Esfahâni, école également représentative d’une forme de critique sociale au travers de l’art.

Bien qu’elle n’ait pas édité de manifeste, la Société avait un programme esthétique parfaitement défini. Ses créateurs et commanditaires, des poètes comme Shô’leh (mort en 1747) et Moshtâgh (mort en 1757), soutenus par un petit groupe, ont essayé de favoriser une certaine réforme littéraire.

Ils poussent notamment à un changement de la langue poétique, très « obscure », du fait de la dominance du style d’Ispahan marqué par la lourdeur du langage, et la remplacent par une expression verbale claire et simple rappelant le style classique khorâssâni. Socialement, cette Société littéraire créée à Ispahan contribue à refaire de cette capitale une ville littéraire, puisque les partisans et les détracteurs du nouveau style sont nombreux à s’y réunir. De nouveau, les débats littéraires depuis longtemps délaissés reprennent et les théoriciens de l’école du Retour doivent défendre leurs positions lors de discussions houleuses.

Il ne fait aucun doute que les partisans de cette réforme souhaitaient purger la littérature de certaines de ses formes, qu’ils jugeaient désormais décadentes, tout en la popularisant. Ce n’est pas un hasard si tout en protégeant « les grands poètes du passé », ils clament que leur création est proche à la fois « des gens du peuple et des nobles, des jeunes et des plus vieux ».

Pour généraliser leur réforme, ces hommes de lettres font également appel au sentiment nationaliste iranien en rappelant que seule la littérature persane des trois premiers siècles après l’invasion arabe (Xe-XIIIe siècles) est de la « vraie » littérature iranienne, avec quelques exceptions pour le style arâghi, avec notamment des poètes comme Saadi ou Hâfez. Les poètes du Retour sont attirés par les œuvres de Saadi et de Hâfez autant du fait de la clarté et la beauté du langage que de la richesse de leur contenu, tout en lançant un certain appel à briser les règles et à se libérer des conventions qu’elles contiennent.

Art afshâride, Palais du Soleil, seul palais construit par Nâder Shah à Kalât-e Nâderi

Paradoxalement, les poètes du Retour, qui avaient une réelle volonté de changement et de modernisation, n’ont jamais pu développer un style nouveau et original puisque leur revendication littéraire avait pour composante essentielle l’imitation des auteurs classiques, malgré un côté rebelle à lire chez certains de ces auteurs. Néanmoins, dans son ensemble, la création des poètes de « retours » a joué un rôle important dans la libération de la littérature de certains vices, loin des motifs de la vie et de la poésie ornementale et dans son attention aux sujets contemporains. Ceci a été exprimé de façon la plus concentrée dans les travaux de Hâtef Esfahâni (mort en 1783), l’un des poètes les plus célèbres de son temps.

L’art et la littérature de cette époque, partant des interdits imposés par l’envahisseur afghan jusqu’au « retour » à la tradition poétique des premiers siècles islamiques, connaissent une importante émancipation. La peinture, elle, se met en partie au service d’une littérature socialement engagée et, découvrant l’art pictural européen, commence une évolution profonde. La littérature, de son côté, est hésitante entre son héritage du Moyen-âge et l’entrée dans la modernité. Elle se fait peu à peu l’écho des revendications du peuple et avance graduellement vers la littérature engagée du XIXe siècle. Durant cette période importante de transition, la littérature urbaine et les premiers romans historiques voient le jour, ainsi que le ta’zieh, théâtre qui permet à la foi chiite d’exprimer sa révolte contre la tyrannie de Nâder Shâh. Elle recèle ainsi une réforme littéraire remarquable, alors que la ville d’Ispahan redevient la capitale de l’art iranien.

Bibliographie :
- Brown Edward, Târikh-e Adabi-e Irân (L’Histoire littéraire de l’Iran), Trad. Ali Pâshâ Sâleh, Téhéran, éd. Bânk-e Melli, 1954.
- Brown Edward, Târikh-e Adabiât-e Irân (L’Histoire de la littérature iranienne), Trad. Rashid Yâssemi, Téhéran, éd. Roshanâ’i, 1927.
- Hâtef Esfahâni, Divân-e Hâtef Esfahâni (Recueil poétique de Hâtef Esfahâni), Mashhad, éd. Azâdegân, 1998.
- Moshtâgh-e Esfahâni, Divân-e Moshtâgh Esfahâni (Recueil poétique de Moshtâgh Esfahâni), Mashhad, éd. Azâdegân, 1998.
- Kamareh’i Mohammad Rezâ, Târikh-e Honar-e Naqqâshi-e Irân (L’Histoire de la Peinture en Iran), Téhéran, éd. Ofoq, 2010.
- Rezâzâdeh Shafagh Sâdegh, Târikh-e adabiât-e Irân (L’Histoire de la littérature iranienne), Téhéran, éd. Université Pahlavi, 1975.


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